1.
Le jour où Nicolas est né une blancheur sur le toit de la grange témoignait avec insolence d’un hiver qui s’attardait — un peu trop, selon les jeunes parents qui avaient souhaité (calculé) que Nicolas naisse sous les plus doux auspices.
Un hiver plus tard, la grange était décapitée. La Tempête. Quelques poutres équilibristes se distinguèrent bientôt de cette misère en figurant un oiseau au long cou — aux yeux de Nicolas. Avec le contre-jour nous rejoignions son avis ; de surcroît son œil brillait avec le soleil. Un moineau, ou deux, ou trois, sur le faîte incertain, venait confirmer cette idée. L’oiseau de bois était adoubé par ceux de son genre. Quand Nicolas connut Pinocchio, il ne s’étonna guère de sa transmutation.
2.
Avec sa grand-mère Nicolas jacassait tout le temps. À l’école il bavardait. Avec nous il était trop souvent silencieux. Seul avec moi, il faisait celui qui ne m’entendait pas, tout occupé à être. Avec sa mère, il mentait pour (mieux) lui révéler tous les secrets de sa vie.
Avec les moineaux il sautillait.
3.
Les frères Murillo, Esteban et Bartolomé, sont venus samedi. Il leur fut bien précisé de ne pas s’approcher de la grange, « sous aucun prétexte ! ». Nicolas leur rendait une bonne tête et il ne comprit rien à leur jeu. Il fallait savoir compter jusqu’à six et faire les additions (jusqu’à dix-huit, au moins, mais c’est rare). Il leur tourna autour en pépiant sans aucun écho de la part de ces brigands, et finit par bricoler dans son coin, sans rien demander à personne. Après leur départ Nicolas nous demanda ce que c’était cette histoire de dollars. Nous avions d’abord compris « de l’art » !
4.
Au fur et à mesure que les pelures de pomme chutaient en se tortillant, après que Nicolas les prit comme trophées, puis comme ornements d’oreilles (et de cou), puis comme diadèmes, puis comme « on pourrait bien les manger », leur agencement aléatoire sur notre carrelage hollandais me laissait songeur. Son ample jupe rouge me tira de ma rêverie, alors qu’elle m’appelait depuis une heure, inquiète. Je la rassurai en invoquant « un souvenir d’enfance ». Un peu court.
5.
« Un ange est passé » me dira-t-elle alors que les épluchures m’évoquent maintenant ce dessin de (je ne sais plus qui) où les personnages — un couple —, par un savant jeu de lignes horizontales imitant un découpage, ne figurent pas dans le même espace, alors qu’ils semblent harmonieusement côte à côte : définitivement des étrangers. Nous avions dû le voir lors d’une exposition dans le midi, quand nous y passions des vacances en amoureux. Il faudra que je retrouve le nom de l’artiste.
6.
Elle ajouta « il me semble bien qu’il jouait du luth ». Nicolas, lui, notre ange, ne jouait pas du luth. Plutôt du tambour. Le silence de Nicolas avec nous est relatif. Le mutisme ne fait pas le silence à lui seul. Quant à interpréter son message… Eût-ce été plus clair qu’il l’exprime en pinçant les cordes d’un luth ?
7.
Nous n’avions pas tout de suite remarqué que Nicolas ne traînait plus dans nos jambes. Il aura fallu que nous percevions et identifiions une lancinante plainte dans le lointain, au fond d’une combe d’un vert triomphal qui plongeait vers les abysses en versant de gauche et de droite, sans choisir. Il ne se plaignait pas, il pleurait. L’aventure avait fait long feu, brisée dans son élan par de vilaines épines qui lui avaient lacéré les jambes et, beaucoup plus impressionnant, le stigmatisaient tout autour du front. Sans jamais reprendre son souffle, il en fit un récit épique. Demain à l’école, grâce à cette tête couronnée, il jouera le super-héros qui aura vaincu la mort. De quoi clouer le bec aux frères Murillo.
8.
Nicolas grattait les croûtes sur son front, consciencieusement, bien qu’on l’ait averti qu’il risquait d’en garder des cicatrices « qui, mon dieu, vont te défigurer ! ». Il fit la grimace et poursuivit sa tâche avec celles aux jambes. Nous aurions dû dire « séquelles », peut-être même « séquelles irréparables ».
9.
De son histoire épineuse au fond de la combe, il nous revint aux oreilles que Nicolas avait poursuivi un lièvre qui se soustrayait à son charme — moins subtilement exprimé, semble-t-il, que celui d’Orphée et de sa lyre, nous précisa monsieur Maggiori, lequel avait commandé cette rédaction : « Racontez en dix lignes une aventure vécue, de préférence dans la nature. »
10.
Le récit de Nicolas, dans sa version écrite, incluait un protagoniste exotique : un éléphant. Le poster de Babar qui couvrait un pan entier de mur dans sa chambre, dont la présence lui était immémoriale car elle le précéda de quelques jours dans les lieux, pouvait en être la source ; mais à bien lire (entre les lignes un peu chahutées) cet éléphant-là n’avait que peu d’accointances avec le Roi Babar. Il n’avait aucune inclination pour l’avènement d’une cité harmonieuse. Il ne songeait qu’à écrabouiller le lapin.
11.
Moins inattendu, plus couleur locale, la poule et ses poussins entraient dans la danse, comme l’ensemble de la basse-cour, quand il se fut agi, pour le héros, de rebrousser chemin pour montrer glorieusement ses blessures de guerre à maman. Où je découvris que Nicolas (à moins que ce soit seulement le narrateur) était orphelin de père.
12.
Le coq voulut lui contester ses exploits, mais il eut beau brailler (toujours selon la version écrite qui fera foi à l’avenir), il ne fut pas de taille, semble-t-il, devant le bravoure de Nicolas ; cela ne convainquit guère monsieur Maggiori qui employa avec vigueur son stylo rouge sur les onzième et douzième lignes (les gratifiant dans la marge d’un vaniteux et d’un superflu), nous privant d’en savoir davantage.
13.
Et Superflu devint le héros de Nicolas, son super-héros. Il s’étonna de le retrouver l’après-midi même (nous étions un dimanche de pluie) répété, éructé, par le monsieur de la télé (essoufflé), sous l’aspect d’un cheval de course. Superflu gagna d’une courte tête, à 93 contre un. On affirma alors que désormais il porterait bien mal son nom. Ce n’était pas l’avis de Nicolas, emballé par cet exploit, impressionné par ce grand chiffre. Nul doute qu’il ne saura se contenter de dix lignes dans sa prochaine rédaction.
14.
Ce cheval galopa longtemps dans les pensées de Nicolas à l’instar du petit vélo dans la tête chez certains autres. Sa qualité de super-héros ne pouvait être remise en cause. Superflu pourrait parcourir à toute vitesse des contrées incommensurables — jusqu’au lac Baïkal au bas mot — sans jamais écumer le moins du monde, et, preuve supplémentaire de son exception, en gardant une humeur de bon aloi (le cheval de Lucky Luke pourrait en prendre de la graine).
J’ai en mon temps galopé sur des milliers de verstes aux côtés de Michel Strogoff ; Nicolas n’en voulut rien savoir.
15.
La pénombre rendait la lecture pénible, les yeux me brûlaient, mais j’avais la flemme de me lever pour allumer une lampe d’appoint. Je sursautai quand une petite voix me demanda si c’était vrai l’histoire de Michel Strogoff et de moi. Je lui désignai le livre en lui disant que j’étais même reparti avec lui à travers les steppes. Nicolas avait à nouveau revêtu son costume d’ange.
16.
Il me fallait profiter de ses soudaines bonnes dispositions pour gagner un peu de terrain, ou en tout cas freiner pour un temps la dégringolade, et jouir pleinement de cette euphorie comme un joueur en réussite au casino (quitte à perdre ensuite au centuple et être poursuivi sans relâche par des tueurs à gages). Je lui dessinai un cheval ailé. Le nommai Superflu avec des lettres en relief et en perspective. Nicolas trouva que c’était bien dessiné, sauf que Superflu n’avait pas d’ailes, qu’il n’était pas un tricheur, lui. Comme si je ne le savais pas !
17.
La prairie, ce printemps-là (se rappelle-t-on les printemps passés ?), celle derrière la grange d’où on pouvait voir, enroulé autour de sa colline, le village et son plan d’eau dans un lointain bleuté, invitait à la gambade. Cependant Nicolas resta dans les jupes de sa mère (décidément elle porte le rouge à ravir) quand Raphaël, le fils du voisin, lui offrit de jouer à l’épée avec lui. Argua-t-il qu’en l’absence de Superflu il n’était plus qu’un chevalier sans cheval, un pauvre fantassin sans devenir héroïque ? Non, son orgueil lui défendait de s’abaisser à user de tels arguments. Je vins à sa rescousse en lui rappelant la promesse faite à sa mère pour son anniversaire (« c’est pas tous les jours ») ; elle en eut des yeux tout ronds. Raphaël fit une drôle de tête, lui aussi, où on aurait pu lire de l’empathie, voire de l’envie. Cette fois-ci mon fils ne se plaignit pas d’avoir un père qui lui tire une épine du pied. Je goûtai ce retour en grâce — que je savais éphémère.
18.
18.
Si j’avais pu demander un service à une puissance supérieure, même au prix d’une contrepartie insensée, c’eût été de repasser en boucle ces quelques esquisses, avec d’imperceptibles variantes qui auraient fait l’objet de ratiocinations sans fin quant à savoir laquelle était la plus proche de la vérité.
19.
24.
45.
51.
60.
161.
186.
* voir vignette 164.
218.
327.
348.
I. Mystérieux débuts
19.
« C’est bien les bons bisons. » La satisfaction de Nicolas s’exprimait, enfin. Nous avions retourné la terre entière (celle des zones d’activités commerciales qui la recouvrent pour une bonne part), chacun de son côté pour mieux quadriller le terrain (mais surtout pour ne pas débattre ad eternam de la bonne stratégie), afin de lui trouver ces bisons qu’il voulait coller sur les murs de sa chambre. Babar était détrôné pour de bon, l’utopie avait fait son temps, place à la Révolution des bisons.
20.
Seul Superflu, fort de son inaliénable odeur de sainteté, sut faire face à ce troupeau déferlant, comme unique caractère édulcorant de cette révolution radicale. Il fut convenu que cela nous tranquillisait un peu. Nous vivions désormais de conventions.
21.
Des histoires qui accompagnaient Nicolas vers le sommeil, les miennes en tout cas, étaient placées sous contrôle. Depuis que les bisons nous encerclaient, il me fallait circonscrire l’action dans des cavernes. Dans ce champ clos et obscur, je devais imaginer de multiples avatars qui se disputeraient la palme de l’abominable. Celles de sa mère, qui leur succédaient et qui de fait « achevait le travail », n’étaient pas sujettes à la censure préalable. Ce partage des rôles ne m’enchantaient guère. Je devais faire peur. Sa mère devait rassurer. Je devrai attendre encore longtemps pour endosser la flatteuse parure du sauveur.
22.
Quand les quinze malabars en noir intimidèrent les quinze nôtres avec un drôle de manège guerrier « ancestral », Nicolas se prit de sympathie pour eux. Les siens ne furent pas les nôtres. Je dus garder un pénible quant-à-soi devant sa débauche d’enthousiasme. Pour compléter le tableau, la déroute des nôtres (piétinés par ces furieux bisons noirs) semblait se consommer sans appel.
Nicolas finit le match blotti dans les bras de sa mère, hors de portée de tout écho du champ de bataille et de ses envolées désormais incompréhensibles. Le sens de l’Histoire s’était diamétralement inversé.
23.
« Nicolas n’est pas dans son assiette. » Jusqu’à présent il n’avait jamais montré de phobies particulières (il les conjurait, on l’a vu), ni le jour, ni la nuit. « Je l’ai entendu toute la nuit agité dans son sommeil. » Le secours de Supeflu était dérisoire. « Il doit faire des cauchemars. » Je n’étais pas fier de cette banalité qui laissait entendre que je ne prenais pas cet épisode au sérieux. Il évoqua seulement une figure noire rayée — voulait-il dire striée, ou lacérée ? — et des trous. Je remarquai qu’il tournait le dos à la glace quand il se brossait les dents.
L’inclination de Nicolas pour les jeux guerriers (une guerre de lances et de flèches, de plumes et de peinturlure), quand bien même cela le poursuivait des nuits durant, ne nous inquiétait pas (outre mesure). Le contraire eût été plus surprenant. Quand il se déclara Dieu de la guerre les frères Murillo restèrent agnostiques sur ce coup-là.
25.
Nos guerriers inaugurèrent bientôt de nouvelles tournures où les escarmouches (où on doit en entendre davantage que dans son sens premier) voyaient l’affrontement du Bien et du Mal, concepts identifiables par le port de masques explicites. Nicolas choisit le Mal, et les frères Murillo furent condamnés au contre-emploi — mais on pourrait deviner dans cet assentiment une bonne part de ruse.
26.
La découverte de la destruction de la cabane « comme dévastée par un troupeau de bisons » (déni de toutes les lois de la guerre), lors d’une promenade en famille où il s’agissait de tirer gloriole de son édification (la leçon de Babar gardait son actualité, souterrainement), aurait pu exacerber son goût de la vengeance que j’avais remarqué de-ci de-là à mon endroit. Eh bien, tout au contraire ; quand Esteban et Bartolomeo sollicitèrent Nicolas pour aller se baigner, il accepta de bon cœur et n’essaya à aucun moment de les noyer (selon les faits qui me furent rapportés). Qu’ils soient plus nombreux avait-il compté dans cette sagesse ?
Le soir même Nicolas nous demanda qu’on soit « un peu plus nombreux ».
27.
La paix se faisait toujours attendre, celle pour de vrai comme celle pour de rire. Cette dernière expression ne ressemblait guère à Nicolas qui préférera toujours nous offrir une mine grimaçante. En riait-il dans son coin ? Outre parfois la nuit en dormant, entre deux cauchemars (m’a-t-on rapporté), il réservait ses sourires pour les invités qui nous demandaient notre secret pour fabriquer des anges.
28.
En présence d’étrangers (je ne vais pas me compter parmi eux, malgré les apparences), sa bouche édentée lui assurait un succès formidable, celui du bon petit diable car ce fut alors acrobatique d’évoquer une figure d’ange. Sa volubilité en ces circonstances lui assurait une popularité digne d’une reine de beauté sans que jamais personne s’en agace. Que le retour sur terre, après ces danses évocatrices au charme paradoxal, soit parfois amer était à ranger parmi le lot quotidien.
29.
Lors d’une visite de ma sœur qui vit maintenant au Pérou — après des années passées à San Francisco, à Oackland plus précisément, avec Jack London pour tout amoureux —, il disparut comme le jour pas si lointain où il se transforma en cactus. À son retour (je fis en sorte de retarder au maximum le moment de lancer les recherches) il arbora une tête inédite qui aurait dû nous inspirer sinon de l’horreur, du moins de l’inquiétude : impavide, il maintenait son œil droit fermé.
Nous passâmes la nuit aux urgences.
30.
Corsaire au service de la reine d’Espagne, bandeau sur l’œil et Pérou obligent. Maintenant que Nicolas avait trouvé en ma sœur l’incarnation même de l’Amérique — celle des immémoriaux Incas ou Aztèques —, ensemble ils faisaient la pluie et le beau temps (et les tempêtes) et nul ne pouvait plus se mettre en travers de leur chemin, surtout pas les frères Murillo, disqualifiés désormais par la faiblesse de leur équipage. La question d’être « un peu plus nombreux » n’était plus revenue et on ne fit rien pour la lui rappeler — et je ne fis rien de mon côté pour rendre cette hypothèse plausible.
C’est le moment que choisit le père de Nicolas pour prendre le large.
II. Un art pour l’éternité
31.
Cette sortie du territoire se révéla effective au métro Pyramides alors que le but premier de cet aller-retour à Paris était de remplir les souliers de Noël — les chaussettes en l’occurence, tricotées en son temps par sa mère. La liste était longue et précise ; elle ne lui offrait pas la moindre latitude. En revanche, Ernest y découvrit l’art du pas de côté, celui qui, bien que d’apparence dérisoire, insulte le droit chemin, sans que il ne croie jamais cette audace à sa portée.
Tout cette révolution pour un métro de retard.
32.
On a beau faire remarquer (surtout aux grincheux) qu’il vaut mieux que les trains soient plutôt en retard qu’en avance, le dernier de ce jour partit à l’heure (probablement), sans moi (plutôt grincheux ces temps-ci), ralenti par une kyrielle d’encombrements de toute nature. Voilà pour la raison officielle — que je préciserai le cas échéant — qui me convaincrait presque si je n’étais pas très bien placé pour en savoir davantage.
Elle avait une ligne qui lui barrait le front.
33.
On aurait pu y lire… si l’on sût déchiffrer les hiéroglyphes et s’il n’avait fait trop sombre — malgré la surenchère électrique de Noël — autour du jardin du Palais-Royal. Quant à tout mon barda, pour l’essentiel je le laissai en plan, mais en gardai l’essentiel (pour Nicolas).
34.
Elle se présentait de profil, en alternant le droit et le gauche (je pensai aux poissons qui pivotent si prestement que jamais on n’entrevoit leur face — s’ils en ont une) si bien que je ne sus pas si nous avancions ou reculions à tourner ainsi en rond. N’avions-nous pas regagné les temps anciens ? L’arrangement strict des colonnes sur la place (il me sembla qu’elles avaient poussé d’un petit chouïa depuis la dernière fois) invitait à ce manège.
35.
Même si je faisais des progrès dans le déchiffrement des hiéroglyphes, je chutais de-ci de-là sur un faux ami : ainsi je pris au sérieux son affirmation que son rêve de bonheur serait un mariage à Venise, avec gondole et tout le tralala, ou à Louxor — là où elle dénonçait tout ce kitsch qui lui faisait horreur. Ne voyant pas la tête que je faisais alors, elle crut (préféra croire) que je plaisantais.
36.
Je ne sus quoi penser de sa proposition d’une partie de chasse en Sologne.
37.
Il était temps de faire diversion, reprendre la main — ou d’aller attendre le premier train du matin en gare de l’Est pour retrouver Nicolas, sa mère, et sa tante d’Amérique, et les oiseaux dans un buisson d’acacia…
38.
Bien que je me sois largement débarrassé de mon fardeau (au sens propre, pour le moment), que la légèreté soit au programme, j’eus soudain un problème au cœur (et non de cœur, pour le moment), un bref étouffement accusé par une quinte de toux, comme si un battement passait son tour. Lui cacher était impossible car c’est elle qui s’en aperçut avant moi, s’inquiétant que je sois en nage alors qu’il faisait si froid. Son visage était de face, la ligne de son front s’était creusée. Et puis…
39.
Un visage profilé, minéral. Il portait une boucle d’oreille, un anneau d’or. Je ne sus déterminer son accent, turc, persan, égyptien, quand il me demanda comment je me sentais d’une douce voix caverneuse. Pas trop mal. Les résultats du check-up sont rassurants, me dit-il, c’est un effet du surmenage. Sans aucun doute ; nous étions d’accord.
40.
Un rêve fit surface — datant d’il y a peu, pendant mon absence au monde, ou beaucoup plus ancien, pourquoi pas du fond des âges —, une vision radieuse de ma famille, augmentée de deux enfants. Nous, les parents, sommes face à face, sur la terrasse à profiter du soleil ; je câline Nicolas alors qu’une sœur jumelle, sur les genoux de sa mère, aimablement le jalouse ; un petit troisième a grimpé sur l’épaule maternelle et regarde le ciel, émerveillé.
Le médecin m’écouta sans m’interrompre, mais ses collègues psychothérapeutes auraient meilleure oreille, me conseilla-t-il.
41.
C’est quand je la vis assise dans le hall (un cylindre tout orange et gris métal brossé), captivée par la lecture du Chevalier au Lion, que je me souvins que j’étais accompagné quand je reçus ce coup de poignard, ou plutôt d’épingle puisque ce n’était, au final, qu’un peu de surmenage.
Je la laissai en compagnie de Chrétien de Troyes.
42.
Je souhaitai croire qu’il me fallait obéir à ce rêve doré. Bien sûr le soleil manquait en cette fin d’année (toutes les illuminations étaient vaines et prétentieuses), mais pour autant fallait-il attendre les beaux jours pour se décider ?
43.
La forme biscornue de mon sac trahissait la présence d’une harpe (quoique miniature) ayant échappé de justesse au délestage intempestif, celle que Nicolas avait commandée à cette « grosse vache de père Noël », avec le projet de parler (aimablement) aux animaux : coqs poules poussins bisons éléphants et Superflu le super cheval ailé…
44.
Surprise ! La maison était toujours à la même place, très haut perchée car il fallait la mériter, s’était-on dit quand nous l’avions découverte lors d’une promenade où le soleil redoublait d’ardeur. Avant de me signaler, je fis une halte ; le silence aurait pu m’inquiéter, faute de bien entendre en identifiant les moindres sons et les rassemblant en un tout familier. Nicolas galopait là-bas du côté de la stèle de la Résistance.
Ernest reçut un accueil digne d’un roi.
III. Le grand éveil
45.
Le goût de Nicolas pour l’entretien des muses et le dialogue avec le règne animal ne dura que le temps de donner le change à son père afin qu’il ne regrettât pas ce retour auprès des siens. Non pas qu’il n’usa plus que de son registre d’affreux lascar — il savait toujours être charmant, sans ruse aucune — mais Ernest comprit qu’il était assiégé « pour de bon, comme si des milliers d’arcs pointaient leurs flèches en ma direction », ainsi qu’il me l’écrivit.
46.
Ce rôle de martyr, cher D., ne me convient pas. Je me fais l’effet de ces vivants pleurant les morts, éternellement, sans jamais reprendre mon souffle, alors qu’un rien suffirait à tout faire basculer.
47.
Mon penchant pour les super-héros, qui ne faiblit pas malgré — ou grâce à — son confinement dans mon jardin secret, si je savais le partager avec Nicolas, grand inventeur dans le genre (qui ne connaît pas encore Superflu et maintenant les Super-Jumo, aux cheveux de corde comme mille lassos), me donnerait peut-être quelques clefs sur la marche à suivre. Ces compétences ne me seront d’aucun secours et de surcroît j’avais tout à redouter des super pouvoirs des Super-Jumo ; ils étaient finement adaptés à mes super faiblesses.
48.
Lors des rares moments de détente qu’ils s’accordaient, ces deux gaillards rompaient radicalement avec leurs exploits physiques retentissants ; ils n’avaient de cesse, enjôleurs — et si je rechignais, me menaçant de me ligoter comme un saucisson —, de me convaincre de jouer aux dames avec eux (contre tous les deux), afin de me battre à plates coutures. Je les laissais volontiers à leur triomphe ; mon orgueil n’en souffrait pas et puis cela m’offrait un certain répit. Un luxe.
49.
Si les préparatifs furent loin de mériter le sceau de l’efficacité économique, les cérémonies d’adieux se résumèrent au minimum car l’étiquette n’en n’avait cure — loi non écrite édictée sans concertation par Nicolas et moi, alliés objectifs d’un jour. Le départ du guerrier pour ses quartiers d’été se firent en « catimini », relativement au « barouf » qu’on aurait été en droit d’attendre. Autre luxe.
50.
Chère Maman, on s’amuse drôlement bien. Papa aussi s’amuserait bien ici. Il y a plein de fossiles partout. Que l’Acropole se trouve dans le Puy-de-Dôme ne m’étonna pas. Nicolas pouvait bien être au diable, où que ce soit.
51.
Comme s’il fallait que la vie ne s’exonère jamais de son caractère de châtiment, Athena la chatte insomniaque au caractère fort peu olympien, qui s’installa à la maison au départ de ma sœur, s’employa à gâcher notre voyage de noce exotique — confiné à notre périmètre quotidien —, revival des tout premiers temps enchantés de notre mariage.
52.
Toutes ces épreuves, nous disions-nous, certaines paraissent herculéennes alors qu’il suffiraient de les prendre avec philosophie, me disait-elle, car Nicolas nous aime, à sa façon (bien à lui). On ne te demande pas non plus de porter tout le fardeau du monde sur tes pauvres épaules, ajoutait-elle avec ce même sourire empreint de moquerie qui m’avait toujours séduit — ce qui achevait de m’atterrer.
53.
L’autocar nous avait été annoncé pour 21 h 15, « environ, selon les aléas du voyage ». Il y a toujours des petits imprévus avec les enfants nous avait-on avisé, comme si c’était une découverte. Perchés sur un talus, nous l’attendions tous les deux au carrefour, notre phénomène, scrutant d’un regard panoramique les méandres de la route comme si nous ignorions d’où il viendrait, afin de préparer notre mise (et notre mine) comme à l’exercice militaire, dès la plus timide expression d’un phare. Peut-on parler de fausse joie quand un 4x4 ou un camion bâché se substituait à notre espérance ?
Quand Nicolas débarqua, passé minuit, toutes les ficelles qui me saucissonnaient se dénouèrent soudain comme dans un tour de passe-passe digne de Houdini.
54.
Un détail avait changé sans qu’il me soit possible de le définir. Son visage en témoignait. Il s’endormit aussitôt. Demain confirmera-t-il ce changement d’époque ?
55.
Au lever du jour, un chant distinct de celui des oiseaux, mais sans contradiction avec lui, nourri, évident et aux polyphonies complexes, me laissa entendre que quelque chose avait changé. Nicolas écoutait un disque en chantant, et l’accompagnait à la harpe. Que ce soit Jimmy Hendrix ne retirait rien au charme de la situation.
56.
Alors que je restais confondu par ce prodige, j’organisai ma mise en route à l’identique des autres matins — comme quitter le lit en second, profiter sans vergogne de la chaleur de la salle de bain, jusqu’à ce que nous nous retrouvions en tête à tête lors de la cérémonie du café après le départ en bus de notre écolier. Un événement, cependant, dépassant largement le domaine musical, avait déréglé la mécanique. Rien ne transparaissait dans notre attitude, les mouvements restaient ceux bien huilés de notre chorégraphie quotidienne, à ceci près que nous étions bouleversés. Il nous fut difficile de retrouver la parole, le silence ne pouvait plus rien masquer quand il nous arrangeait bien hier encore. « Graziella, tu… » « Eh bien… »
57.
Comme il nous fallait le temps nécessaire pour épiloguer à loisir, nous en avions oublié le chemin du travail. Nous n’avons pas seulement épilogué tout au long de cette journée particulière. Superflu, cheval mis à la réforme par son cavalier — scandaleusement eu égard aux services rendus —, en fut le seul témoin.
58.
Bien que Graziella ne ressemble guère à Pénélope, elle fit comme si elle retrouvait son Ulysse qui, tout en ne bougeant guère de sa maison ne s’était pas moins écarté au plus loin d’elle. Je ne dois pas à Ernest cette comparaison approximative, mais telle fut la conclusion que je tirai de ces premiers chapitres.
59.
Je n’eus pas plus de nouvelles de Nicolas, Ernest et Graziella que s’ils étaient morts et enterrés dans un contrée reculée. Les conjectures funestes restent hégémoniques en ces circonstances.
IV. La terre et la beauté
60.
Il aura fallu que passent un été, deux automnes, deux hivers et deux printemps pour que je reçoive ce matin une petit mot sibyllin frisant la plaisanterie : « Allons chercher rivages où personne ordonne l’ennui… » Le cachet de la poste est en cyrillique. Ulysse était reparti — en famille !
61.
Je me garde de tout enthousiasme devant cette victoire mais je la goûte comme il se doit pour une divine surprise. À tout moment je m’attends à recevoir des messages d’un tout autre ordre car il en est ainsi depuis vingt-cinq ans.
62.
Nicolas se chargea d’annoncer la nouvelle au monde entier. Nicolas dessina (avec des variantes). Nicolas écrivit (avec des variantes). Nicolas mit sous enveloppe. Nicolas colla chaque timbre avec sa langue. Nicolas les posta toutes une à une, jamais dans le même port. En voici la substance : le temps est venu de rire, de jouer, de sauter partout, de jouer de la harpe, de manger des gâteaux, de boire de l’eau qui pique, car avec mon petit frère Denis la vie va être drôlement plus drôle.
63.
Je ne serais pas étonné qu’à les regarder dans le détail de leurs variantes, les différents faire-part aient un je-ne-sais-quoi qui, si on les rassemblait, fourniraient la solution d’un mystère. Nicolas ne venait-il pas de lire Le Secret de la Licorne et Le Trésor de Rackham le Rouge (en commençant par le second). De quel secret s’agirait-il, de quel trésor ?
64.
De fil en aiguille Nicolas se mit à inventer toutes sortes d’histoires, à dérouler de l’imaginaire, parce que Denis les lui réclamait : « ça se voit dans ses yeux ». Le narrateur était si beau, répétait-il à l’envi, que personne ne pouvait le regarder sans se métamorphoser en chewing-gum usagé. Mais, précisait Nicolas, ce n’était pas vraiment lui : il était un peu tous les héros à la fois.
65.
Notre rôle se résumant à subvenir aux besoins vitaux de ce demi-dieu, les bras nous en tombèrent quand Nicolas nous réclama de donner le sein ! Venus de contrées inaccessibles, les souhaits de Nicolas, pleins de bons sentiments désormais, ne laissèrent pas de nous embarrasser bien que son goût alexandrin des conquêtes ait pris des formes plus paisibles qu’autrefois.
66.
Superflu s’appelait désormais Bucéphale dans les récits épiques débités à perdre haleine par Nicolas ; Denis l’occupait à temps plein — les études se glissaient pendant les siestes du bébé, bercé par une houle bien élevée. L’art du rhapsode en herbe faisait joyeusement feu de tout bois ; nous-même ne le saisissions que par bribes parcimonieuses quand le vent daignait nous en informer.
67.
Tout loisir nous était donné de restaurer le fil rouge avec notre maigre talent : où dans un assemblage baroque il était aussi question du Chat-botté, de Pinocchio, de Totoro, de Coca-Cola et de Rintintin vagabondant dans les îles grecques — où figurerait l’île de Pâques mais aussi celle d’Oléron.
68.
Quand un orage formidable rompit le consensus de l’azur, Nicolas imitant le dieu des temps reculés (de la conduite du monde aujourd’hui retiré) tonna plus fort encore jusqu’à avoir raison de la jolie frousse de son petit frère. La scène laissait entrevoir un goût pour l’emphase, pour le monumental et, tant qu’à faire, que cela se sache.
Bientôt Denis dormit plongé dans la béatitude.
69.
Denis n’était pas seul à jouir de béatitude. Maintenant que j’avais deux fils à mes côtés — bâbord et tribord étais-je tenté de les appeler — je revoyais toutes ces années saumâtres comme un vieux serpent de mer. Un art de vivre insouciant, illustré par le nomadisme au gré des vents, l’emportait sur toute autre considération. L’estimation du temps qui passe était devenue d’une importance négligeable. La croissance des enfants, en taille et en raison, pouvait en donner l’échelle sauf qu’ils s’ingéniaient à brouiller les pistes, surtout quant à la raison — surtout dès lors que Nicolas en ait atteint l’âge présumé.
70.
Graziella retrouvait les allures de la jeune fille cueillant des fleurs — une image que je croyais effacée — qui avait laissé une telle empreinte que je me convainquis à l’époque, et sur-le-champ, de délaisser pour de bon ma misogynie de jeune crétin inconsistant.
71.
Déguisé en faune (par exemple), Nicolas n’avait de cesse dès que nous mettions le pied à terre, bondissant comme un cabri, de prendre « la poudre d’escampette » avec Denis, abandonnant sans vergogne « les amoureux » sans que jamais nous ne nous en inquiétions.
La terre en question était une île. L’île était d’un format rassurant.
72.
Ernest me décrivait avec minutie les paysages, leur immobilité feinte, les vénérables oliviers, et les rares traits saillants qui les distrayaient : comme, au pays des chèvres et des moutons, le raffut d’un exotique troupeau de vaches subventionnées hésitant entre passer par le pont et franchir à pied un mince bras de mer.
V. Conquérants d’empires
73.
L’enthousiasme présidant à ces jeux pouvait provoquer quelques débordements ; ce qui, à la maison, eût été qualifié de cirque acquérait ici une dimension burlesque, même quand Denis était tombé à l’eau après que Nicolas eut voulu jouer les toreros avec les vaches (subventionnées) — à moins que ça ne soit dans un élan quichottien. Le bras de mer était non seulement mince mais peu profond ; cet accident entraîna tout le monde à sa suite car la clarté de l’eau et sa température nous y engageaient sans traîner.
74.
Ce nouveau triomphe de Nicolas ne porta ombrage à personne. Sa nature impériale nous enchantait même (imaginez-le usant de son arc pour transpercer une quantité folle d’oranges). Là où nous aurions vu de l’arrogance nous nous en amusions maintenant, Denis le premier — lui le premier visé. Maintenant mais peut-être pas désormais. Espérions-nous pour autant que cela dure ? Nous évitions la question, ce périple n’avait-il pas pour vocation de profiter du temps présent.
75.
Le panthéon de Nicolas s’était enrichi lors de nos pérégrinations sans qu’on sache ce qui appartenait au nomadisme, à l’air du temps et des lieux ou à l’appétit goulu d’un nouvel auditeur. Graziella me fit remarquer que les derniers élus avaient peu de choses en commun (du Chat-botté à Rintintin, comme chien et chat) ; Nicolas faisait son miel de ce fourre-tout dont lui seul avait la clef, où venaient s’ajouter à foison de nouvelles figures plus extravagantes encore (de Shrek à Jean-Sébastien Bach) sans qu’aucune des anciennes ne s’en trouve délaissée.
Où nous aperçûmes le talent diplomatique naissant de notre grand garçon.
76.
Quand je faisais remarquer à Graziella que talent diplomatique et nature impériale ne devraient pas faire bon ménage, elle souriait. La dernière trouvaille consistait à poser tel un empereur sourcilleux dès que se présentait sur le chemin le moindre talus — avant de partir en galopant pour aller faire pipi, laissant entendre à son retour que cet événement avait son rôle à jouer, mieux que la théorie de l’aile d’un papillon.
77.
Si le premier talus venu pouvait faire l’affaire, que dire du rôle d’une colonne — qu’elle soit effective ou révélée ? Aussitôt il grimpait dessus lestement sous les yeux ravis de son frère. Bientôt notre rôle parental, depuis longtemps en sommeil, dut se faire valoir : au détour d’un chemin escarpé, au fur et à mesure de nos pas et du coulissement relatif du décor, on découvrit que Denis était perché là-haut !
L’empereur avait intronisé son dauphin.
78.
Là où en d’autres temps, la bataille se serait engagée jusqu’à ses pires conclusions, les champs de blé alentour participèrent à la dramatisation, ou plutôt à son déni ; Nicolas, qui s’y était « planqué » pour profiter de l’effet provoqué, éternua sept fois, que l’écho multiplia par sept. Toujours dans ce même ordre d’idées baroques, aux détails difficiles à démêler, que Nicolas se plaisait à soumettre à notre admiration — ou à notre résistance —, il chuchota à l’oreille de son petit frère avant de crier à tue-tête des insanités. L’écho les renvoya sept fois.
79.
À première vue, l’homme, comme surgi du fond d’un puits, sembla sévère, voire fâché. On pourrait attribuer à notre Nicolas, par ses frasques fracassantes, la cause de cette humeur présumée : il lui aurait gâché sa sieste. Il s’adressa à Graziella, en italien, d’une voix étrangement haut perchée. Je compris qu’il était question de nos loustics. Après qu’il eut disparu, Graziella hésita avant d’en venir au compte-rendu. Je crus bon de plaisanter sur le charme mélancolique de l’individu. Denis et Nicolas rompirent la glace en nous interpellant du plus haut sommet qui soit : « Papamaman-man-man-man… » L’homme revenait, suivi d’un âne.
80.
Les enfants se retrouvèrent aussitôt à califourchon, et se prirent d’un fou rire dès les premiers tressautements. Nous suivions : Graziella, gratifiée d’une ombrelle vert pistache, l’ânier providentiel et moi qui pouvais bien les laisser filer, disparaître…
81.
La sérénité qui s’était dégagée depuis que nous formions un quatuor, tout à coup s’effondra quand je me laissai lâcher irrémédiablement par le peloton. Pourtant je sentais que je souriais, un sourire que personne ne pouvait interpréter. Bientôt les derniers échos joyeux s’évanouirent là-bas derrière… sinon un long braiment…
82.
J’eus le réveil des ivrognes, violemment aspergé d’eau. Nicolas s’était chargé de la tâche sans qu’on l’y force. Chacun eut son mot de réconfort ; certains étaient chargés de moquerie.
Où j’appris que l’ânier était aussi sourcier (n’avait-il pas surgi comme du fond d’un puits).
83.
Le conducteur d’âne, le fournisseur d’ombrelles (au choix : vert pistache ou rose framboise), le sourcier, la providence, le corrupteur, le berger super-héros, ce Jésus aux petits pieds, répondait au nom de Pier Paolo. Devant son emprise, j’en avais les mains coupées. Alors, comment s’arranger pour l’étrangler ?
84.
Personne ne se préoccupa plus de moi ; soit je donnais le change, ou bien par indifférence. Dans la fournaise des pieds à la tête mes idées criminelles ne transpiraient pas. Comme chacun à son tour je recevais de quoi théoriquement étancher ma soif tout en imaginant m’abandonner dans un torrent glacé…
Autant dire, mon cher D., combien la lettre que tu as sous les yeux relève du miracle.
85.
Même s’il me tutoyait depuis l’origine, Ernest avait pour moi le respect dû à un notable drapé dans sa haute sagesse. J’en fus longtemps agacé puis ce jeu finit par s’imposer. Il suffisait d’accepter cette convention théâtrale pour se glisser dans le rôle avec naturel.
VI. Bifurcation
86.
Denis, Nicolas et Graziella ne me comptèrent pas leurs visites. Denis restait à jouer autour du lit et à mettre les infirmières dans sa poche. Nicolas, soudain épris de mysticisme, subventionnait largement la déjà munificente basilique de la ville — ce qui aurait dû m’inquiéter sur mon sort. Graziella me faisait la lecture (Lettres à Lou d’Appolinaire, curieusement le seul livre français trouvé sur le marché aux bouquinistes envahissant le parvis de la basilique).
87.
Pour ma libération on s’offrit un restaurant à poissons, Il Pesce miracoloso, fleuron de la criée, peuplé à longueur de bancs de gais affamés, où nous fûmes confondus par la multiplicité du choix. Déjà le pain à lui seul valait le détour — particulièrement au sortir de trois semaines de pain insane, et le reste à l’avenant. Denis montra là un appétit féroce et joyeux, Nicolas un souci dans la présentation des mets, et Graziella… amoureuse, un penchant inédit vers l’ivresse.
88.
Nicolas se prit de relever les noms des bateaux petits et grands au coude à coude dans le port ; il se réjouit d’un San Nicola, le plus beau le plus grand, se moqua d’un Ernesto Due tout déglingué comme son papa, et se lassa de compter les diverses Madone. Malgré les déchets qui s’accumulaient, prisonniers entre quai et coques, les flaques d’huile qui trichaient en fourguant des contrefaçons d’arcs-en-ciel, le ciel doré à l’or fin simulait une aura autour de Graziella portant Denis, endormi.
89.
Afin que cette image divine s’inscrive à jamais dans mon album (réf. n°88) — dont la conservation des documents laisse à désirer comme son classement, assez farfelu bien qu’il réponde à un savant ordonnancement dûment numéroté, rendant la consultation des plus arbitraires —, je m’en imprégnais au-delà du temps de pose nécessaire, au risque d’une surexposition.
VII. Regards vers l’est
90.
Dans la cosmogonie zoologique de Nicolas, où bisons, chevaux et éléphants eurent leur époque de gloire, les lions s’imposèrent sous l’influence du petit frère. Nous n’en avions pourtant rencontré aucun durant notre périple, à part quelques exemplaires lapidaires peu enclins à rugir malgré de nombreuses provocations.
Sans doute l’expression manger du lion, que j’employais dès que l’un et l’autre déployaient un trop-plein d’énergie, participa-t-elle à cette élection.
91.
Tapis dans le maquis les enfants jouaient à la guerre. Nous n’en perçûmes pas aussitôt les enjeux. Ils rugissaient à qui mieux mieux — Denis miaulait plutôt —, ce qui laissait supposer que les lions comptaient parmi des protagonistes — ou bien les chats — ou bien les deux — ensemble, ou les uns contre les autres ; convenons qu’il n’est pas facile de démêler ces affaires de politique étrangère sans avoir recours à des experts au regard perçant.
92.
La découverte d’un miraculeux jardin en fleurs mit fin aux hostilités léonines. Son caractère oriental ne faisait aucun doute sans que son origine précise puisse être définie. Graziella raconta aux enfants qu’il fut le lieu d’une rencontre improbable entre le prince du lieu et une princesse venue de Chine. Je n’avais jamais espéré que des histoires de princes et de princesses puissent avoir quelque rôle auprès d’amateurs de super-héros, incarnés ces jours-ci en lions rugissant (ou en chats miaulant).
93.
À en croire la somptuosité éclatante des automobiles ou la taille et l’élégance des bateaux rassemblés — de connivence et en rivalité — nous risquions bien, à l’image de notre rafiot, de déparer à cette réception. Étions-nous vraiment invités ? avec les enfants (pénibles) ? seulement les enfants (charmants) ? Nos voisins du Poisson miraculeux, qui tutoyaient les lions d’albâtre et les princesses en porcelaine dans leur jardin harmonique, tout à l’euphorie de la mixité sociale, avaient-ils bien saisi qui nous étions ? Le récit de nos aventures maritimes avait dû passer pour une croisière de luxe quand elle n’était que vagabondage.
94.
Denis et Nicolas nous sauvèrent mille fois la mise parmi cette société sélectionnée. À n’en pas douter nous étions placés sous le signe du Lion, un signe porte-bonheur. Le roi des animaux fut le roi de la soirée loin devant une quantité de propositions de couvertures de magazine, plus « incontournables » les unes que les autres. Quand le lion ailé fort de l’approbation générale — un lion se rengorgeant, en tenue de soirée à la crinière « tendance » blond décoloré — eut affirmé sa primauté, il tira sa révérence afin qu’on le regrette, l’exercice du pouvoir ne pouvant que décevoir.
95.
Pendant que nos lions affirmaient leur territoire avec panache, Graziella faisait son effet auprès de certains plus ou moins jeunes gens qui se bousculèrent pour être son cavalier ; je n’en fus pas flatté. Devant cette situation inédite, épuisé, je lui lançai une remarque acerbe ; comme elle ne réagissait pas, je finis par l’agonir d’injures. Devant les enfants.
96.
Le dernier de ses soupirants (soi-disant chevalier de Lohan), un type de deux mètres au moins (pas si différent du conducteur d’âne, en beaucoup moins rustique), drapé de soieries nacrées, imberbe et chauve, aux oreilles démesurées et percées (avait-elle remarqué la taille de ses oreilles ?), voulut s’en mêler de toute sa hauteur, de toute sa morgue. Qu’il prenne Nicolas sur ses épaules et Denis (ravi) sous le bras, « pour les emmener à l’écart de ce spectacle affligeant », me confondit définitivement.
97.
Pour les témoins, le clair de lune adoucissait le tableau de ma déroute. Pour moi il lui ajouta une dimension sépulcrale renforcée par l’ombre des hautes falaises qui faisait du lac un abîme. Comme mon âme. Le bateau coulait pour de bon, sans les femmes et les enfants.
98.
La pluie vint interrompre mon naufrage. L’accumulation de tous ces mots mélodramatiques, déroute, sépulcre, abîme, âme — et naufrage, me révoltèrent. Révolte aussi me fit horreur. Horreur aussi… Mélodrame…
99.
La visite impromptue d’Ernest dans ma retraite secrète (le chauffeur de taxi, excellent professionnel, la connaît mieux que le facteur qui laisse le courrier s’accumuler à la poste en attendant que je daigne le chercher) débuta par de curieux prolégomènes. Avant de me dire le moindre mot, mon vieil ami s’entretint avec les trois carpes qui tournaient dans le bassin du presbytère. Leur ancienneté leur valait cette préséance — ou plutôt leur stabilité malgré le passage du temps.
VIII. Le creuset de l’art occidental
100.
Le clocher de l’église indiquait trois heures et quart quand Ernest délaissa les carpes — finissant par qualifier leur manège de sempiternel. Il accepta un café. Il le trouva trop anglais, anglican précisa-t-il. Les confitures, en revanche, furent saluées comme le fleuron de la Couronne.
Puis on ne s’occupa plus de ce que le clocher de l’église nous disait avant que l’horloge ne revienne à son point de départ (façon de dire).
101.
Depuis sa petite enfance, mon air de dragon — que je sois chiffonné ou que je sourie sans retenue — était un réconfort pour Ernest. D’après lui, en faisant peur au reste du monde, duquel je m’étais depuis retiré, je le rassurais.
Ernest reprit tous les épisodes un par un, y compris ceux que je connaissais déjà qui me paraissaient, dans sa bouche, avec le faux rythme qu’il installait, les rares inflexions de sa voix, les silences, les tics de langage, le vocabulaire plus hésitant, quelques oublis que je pointai — ou que je laissai filer s’il ne m’en laissait pas le temps —, moins authentiques qu’à la première lecture d’où saillait cependant nombre d’incongruités.
102.
L’épisode parisien, par exemple, présenté comme « tentation, mort et résurrection » me parut bien trop mystique (voire doloriste) là où je n’avais perçu, à l’époque, qu’une pulsion érotique dans un contexte de lassitude familiale. Il convoqua l’évangile de Luc à l’occasion, ce qui me parut bien fumeux. Le ton de cette confession s’harmonisait au lieu : que n’avais-je emménagé dans un ancien bordel !
103.
Devrais-je pour autant réécrire ces passages à l’aune de cette nouvelle optique ? Y aurait-il une, deux, trois ou quatre versions de la même histoire ? Le défi littéraire ne m’effraie pas. Mais Ernest me fait peur.
104.
Mon air de dragon, même le plus redoutable, n’y suffit plus. L’atmosphère mordorée de la chapelle (pourtant consacrée désormais aux ouvrages profanes) peut être la cause de cette humeur. Le café anglican sans doute aussi.
105.
Quelle que soit la version la plus réaliste, Ernest présente son désarroi à livre ouvert. Je lui proposai d’aller « se changer les idées », peu convaincu moi-même par cette formule toute faite, pas plus que par « aller se promener au grand air ». Et pourquoi pas « aller boire un bon café ». « Ou même un irish coffee si tu préfères. »
106.
Ernest ignore que je ne me contente pas de le lire ou de l’écouter, que j’en fais profit dans un but littéraire, que ma version sera celle qui restera. L’avoir présent devant moi, désarmé, dépouillé, me laisse quelque doute sur la loyauté du procédé.
107.
Ce matin nous avons opté pour une promenade récréative, malgré la pluie cinglante, sans autre but — comme chercher du réconfort au fond d’un pub. Au passage de la rivière qui contourne mon domaine (il n’a pas besoin de faire beaucoup d’effort et il n’est point là ce fleuve tranquille et superbe dont le cours majestueux embrasse les murs de Séville), Ernest prit à gué, non par opposition au vieux pont, serviteur fidèle depuis le haut Moyen Âge, mais pour prendre un bain de pied, me dit-il sans sourciller. Je compris là mieux que jamais certains aspects de son histoire.
108.
En rentrant par le verger — un modeste jardin de clergyman qu’Ernest qualifia de jardin d’éden —, peuplé de pommiers pour l’essentiel, alors que la pluie avait cessé, une brume nous enveloppa qui nous tint pour aveugle l’un à l’autre. Aussi ne le vis-je pas tomber — mais l’entendis rire. Ou serait-ce les carpes.
109.
Grelottant comme il se doit après pareilles aventures, Ernest n’avait décidément rien d’un conquérant. L’irish coffee s’imposait-là, plus encore qu’un bain chaud (je pouvais offrir le premier et non le second) — autour de la cheminée, disproportionnée, que j’avais fait construire à l’imitation de celle de Melville (d’où le manque de place pour la salle de bain). William, mon chien qui mène une double vie, tout aussi trempé, est venu se coucher sur le tapis à ses pieds, chacun dans son silence et tous à l’écoute de la symphonie Le Matin de Haydn.
110.
Au cours de la journée, Le Midi et Le Soir furent aussi au programme, chacune à sa place, concurrencées le Soir venu par les plaintes et les hurlevents qui chahutaient notre bateau, très en confiance, fort de ses mille ans de résistance.
Au matin, Ernest me demanda les horaires des ferries. Il avait rêvé que le toit de sa maison s’était envolé avec les frères de Zoto pendus dans la cheminée. Quelle idée aussi de laisser le Manuscrit trouvé à Saragosse sur sa table de chevet !
IX. L’église militante
111.
Son courrier se fit longtemps attendre : réduit à la portion congrue il ne me parlait ni de son toit ni des frères de Zoto. Ni de sa famille. La carte postale représentait une abbaye bénédictine en Alsace. Est-ce à dire qu’il s’y était retiré ? Ernest en moine copiste, à ressasser inlassablement ses peines…
112.
Manquant de matière authentique, je suis tenté d’improviser des hypothèses qui s’en révéleraient sans doute pas moins farfelues : le voilà qui tournait en rond dans la grande salle du réfectoire en psalmodiant. Ces pensées fort peu charitables cachent une profonde inquiétude qui trouble mes longues séances de lecture (Proust) auprès de ma monstrueuse cheminée.
Ne recopirait-il pas en ce moment même La Recherche ? Ou Le Manuscrit trouvé à Saragosse, ou Moby Dick, ou Don Quichotte ?
113.
Ma bibliothèque occupe à rendre gorge la nef de la chapelle bien que, depuis mon installation, je lise toujours le même livre, en parallèle de l’écriture du Choix d’Ernest. Quand l’agent immobilier m’avait présenté ce lieu « spirituel et habité », cet espace me convainquit par tropisme borgesien. Je ne manquais pas d’ambition à cette époque reculée, comme d’écrire une Histoire de l’Art hors des sentiers battus, agacé par l’omnipotence de Gombrich et bien décidé à disqualifier ses choix iconographiques.
114.
La proximité de la rivière — un ruisseau en vérité que j’allais jusqu’à comparer, les jours de grand lyrisme, au Guadalquivir dont le cours majestueux embrasse les murs de Séville — avait été la première des séductions, comme j’en parlais à Ernest quand il y était tombé ; qu’il rie me surprit car la situation n’était pas flatteuse. En toute convention ce dût être le témoin qui rie — oubliant la première des charités. Avec le recul je l’interprète comme un baptême où l’orgueil n’aurait plus cours ; une forme de renoncement. Une révélation.
Il s’était mis alors à conjuguer le verbe choir à tous les temps.
115.
L’embargo auquel il me soumet, rompu de loin en loin par une carte postale où le laconique se dispute au lapidaire, me laisse soupçonner qu’il a deviné mon projet et qu’il veut le déjouer en le contaminant. Voudrait-il m’éprouver à jouer ainsi les arlésiennes ? Y aurait-il quelque code secret ? La photo de chaque carte aurait-t-elle une signification cachée ? Jouerait-il avec les acrostiches ? Devrais-je reconstituer un parcours géographique, un pèlerinage ?
116.
Serait-il devenu un thuriféraire du Christ roi ? Je me perds en conjectures, ce qui m’oblige à relire plusieurs fois en détail la même phrase de Proust que j’ai déjà lue plusieurs fois, à savoir s’il est préférable de prendre par Guermantes ou par Méséglise. Désorienté, j’irais jusqu’à y chercher un signe.
117.
Je cherche la discussion avec ma cheminée, en l’abjurant de dépasser son sempiternel ronflement en sympathie avec William ; j’interroge tous les objets alentour, comme le candélabre finement ciselé soupesé longuement par Ernest avant son départ. Y voyait-il la flamme de l’esprit saint ? « Il te plaît ? Tu peux l’emporter si cela te dit, il ne fait pas bon ménage avec ma cheminée. » Il préférerait ne pas… « Alors, prends ce que tu veux, j’y tiens absolument, un livre par exemple… » Il fit le tour de la bibliothèque à vive allure, plusieurs fois, à la manière d’une toupie, déléguant son libre-arbitre comme si son choix dépendait de l’endroit où elle expirera. Ce fut Bartleby.
118.
Maintenant je cerne mieux ce qui conduit Ernest désormais. Je me rappelle son entretien préalable avec les carpes squattant les fonts baptismaux ad vitam æternam.
119.
Depuis cette visite je passe chaque jour à la poste, au cas où, pour en revenir bredouille. Cette dépendance me trouble car j’ai choisi cette retraite pour goûter la liberté au plus près.
120.
Une information finit par arriver, d’un côté inattendu. Avec mon arc et mes flèches et mon épée, m’écrivait Nicolas, je pars chercher papa qui commence à beaucoup nous manquer à Denis pas tellement à moi mais je suis un chevalier comme dit maman il doit souffrir le martyre là-bas.
121.
La postière n’en pouvait plus de me voir ; plus j’étais aimable plus elle rechignait à me donner les lettres d’Ernest, plus elle rechignait, plus j’étais aimable — crut-elle que je lui faisais la cour — depuis cette première qui m’annonçait son retour au bercail sous la menace d’une volée de flèches et d’une décapitation.
X. L’église triomphante
122.
Qu’il était loin son dernier séjour à Paris — si tant est qu’il fût. Longtemps il ne sut même plus que Paris existait. Il n’aurait pas été étonné de trouver la tour Eiffel à la place de Notre-Dame et inversement, ou toute autre combinaison avec l’Arc de triomphe, le Sacré Cœur, la Sainte-Chapelle, la Sorbonne ou le Moulin Rouge et nullement inquiet que la Seine ne coule plus sous le pont Mirabeau. Mais les enfants étaient là pour l’interpeller à leur sujet.
123.
Il leur fallait tout classer par taille. La hiérarchie établie était impitoyable : tout ce qui se trouvait être plus petit était ridiculisé. De toute façon, nul ne pouvait être plus haut que cette tour Eiffel (comme tour Eiffel) ou plus grand que Notre-Dame (comme église).
124.
Accaparé par cette tâche statistique (et sacrée), il ne prit garde quand leur chemin recouvrit celui où son cœur avait faibli, alors qu’il s’escrimait à déchiffrer de drôles de hiéroglyphes — comme je m’étais plu à l’interpréter en le lisant entre les lignes.
125.
Nicolas appelait maintenant sa mère « notre dame », en lui donnant du vous de majesté. Quant à Ernest, il avait charge de porteur, les nouvelles dispositions protocolaires imposant aux enfants de prendre un peu de hauteur. Ses épaules étaient convoitées tour à tour par les deux frères, Nicolas s’effaçant de bonne grâce quand Denis était las de trottiner, faute d’imaginer que la ligne droite est le plus court chemin d’un point à un autre.
126.
Chaque fois que les enfants souhaitaient quelque chose, même sur le mode capricieux, Ernest en convenait — voire les précédait au cas, improbable, où ils culpabiliseraient — quand Graziella émettait quelques réserves (de principe). Hors de toute obligation, comme s’il avait à combler au plus vite un déficit, il levait sur lui-même l’impôt (au prorata de son absence) qu’il redistribuait avec équité. À l’écouter (bien qu’au naturel de parole parcimonieuse) il en avait le devoir. Rien n’était trop beau et les enfants n’en purent bientôt plus des bonbons cocas barbe à papa glaces gâteaux. Terrible épreuve que celle de devoir dire non devant une offre inflationniste.
En passant au galop sous le porche du musée de Cluny, Nicolas se cogna au front car son cheval de père ne faisait décidément attention à rien. Superflu, autrement héroïque, ne s’y serait pas laissé prendre.
127.
Dans un élan de générosité qu’on pouvait mettre sur le compte de la bosse (une interprétation fondée avec légèreté sur la coïncidence des événements), et avant qu’elle ne devienne corne de licorne, Nicolas donna Superflu à son frère, lui précisant tout de même d’en faire bon usage, selon une loi composée de dix commandements.
128.
Même si parler de corne serait exagéré, l’affaire de la bosse défraya la chronique familiale pendant quelques temps. On en pleura d’abord, on en rit beaucoup dès que le front Nicolas fut enturbanné, ce qui le convainquit qu’une carrière de cornac lui était promise. Devinez qui fit l’éléphant ?
Avec tout ça il leur a fallu cavaler (escalier quai métro quai escalier couloir couloir couloir escalier roulant salle des pas-perdus quai n°5) — quels que soient les équipages — pour sauter dans le Paris-Strasbourg, en toute extrémité.
129.
Ernest lisait (l’Histoire de l’art de Gombrich, malgré mes réserves, acheté en format de poche au Relay de la gare) ; Graziella dormait en travers de la banquette, le nez dans le rideau ; Denis et Nicolas observaient les replis du paysage — entre celui de près, si rapide, presque invisible, et celui de loin, si lent, presque immobile — d’où pouvaient surgir à tout moment une attaque d’indiens (à ne pas confondre avec les pacifiques Hindous, ceux qui cornaquent les éléphants d’Asie). Une flèche n’avait-elle pas déjà transpercé le sein de leur mère. Elle semblait si morte.
130.
Un peu plus tard, entre l’Utah et le Wyoming, ces vastes contrées à l’écart de tout, la bataille fit rage. Toutes les énergies devaient se mobiliser afin de franchir ce dernier obstacle sur la route de San Francisco — la tante et ses cadeaux (le Pérou ne prit jamais le dessus, même si, en matière de trésor…).
À y regarder de plus près, Graziella n’était que superficiellement blessée (l’empreinte du rideau machurant sa joue). Heureusement.
131.
Bien qu’elle soit à deux doigts d’être mise vive au tombeau, Graziella n’en tint pas rigueur à ses enfants qui s’endormirent à leur tour auprès d’elle, en formant une nichée d’anges.
Le trajet n’aurait pas dû tant durer mais le train s’immobilisa en pleine voie ; les indiens auraient pu en profiter si les enfants s’en étaient aperçu.
132.
La vocation de cornac de Nicolas survécut à son turban — et à Paris, et aux indiens d’Amérique relégués au rang de faire-valoir histoire de flanquer un peu la trouille à Denis. Il dessina un éléphant géant — relativement au mur de sa chambre, enfin débarrassée des bisons qui eux-même, on se souvient, avaient mis fin au règne de Babar ; le nouvel éléphant n’avait rien à voir avec celui-ci. C’était un vrai ! Pas un truc de bébé.
Il ne fut pas question non plus d’Hannibal. Nicolas penchait désormais du côté de Ghandi. Une confirmation.
133.
Cette histoire me rappelle l’annonce de la naissance de Nicolas. Le faire-part était le détournement d’une image pieuse où un éléphant veillait sur le berceau enroulé dans sa trompe. À l’époque, je n’ai pas essayé d’interpréter cette métaphore, sinon que ce devait être l’année de l’éléphant.
134.
La dernière lettre que j’aie reçue, relatant les derniers faits ci-dessus, était signée Nicolas, augmentée d’un post-scriptum de Graziella où elle me transmettait sa fidèle amitié et celle d’Ernest. Je ne sais si elle fait foi tant ces affaires éléphantesques étaient suspectes. L’absence de témoignage d’Ernest ne laisse pas de me troubler. Voudrait-il me déstabiliser depuis qu’il me soupçonne de le doubler ?
135.
Je brode avec trop peu de fil. Mes sources sont trop lacunaires et le peu est sujet à caution. Le motif en devient uniforme, répétitif — filandreux.
Plutôt que de nous perdre en lamentations, comme sur la mort d’une amitié (que je mets en péril ici même par ces pages), allons au-devant des événements.
136.
Il m’est difficile de me rappeler ma dernière sortie, au-delà du bureau de poste. Loin de ma cheminée, au-delà de l’horizon, existerait un monde un peu plus vaste — mais moins grand que la littérature — dont je n’ai que quelques détails pour toute réminiscence.
J’aimerais disposer d’une nuée d’anges auréolés d’or pour prendre soin de moi pendant cette expédition.
XI. Gens de cour et bourgeois
137.
Quand je perdis de vue mon ermitage (j’avais demandé au chauffeur de taxi d’aller le plus vivement possible), il perdit soudain cette qualification pour redevenir comme je l’avais découvert et choisi, un presbytère délaissé adossé à une chapelle. Le Guadalquevir regagna son étroit lit anglo-normand. Notre histoire commune s’effaçait…
138.
Me permettrais-je le chemin des écoliers ou bien l’urgence commandait-elle ? J’ai toujours eu le goût des labyrinthes, où, croyant aboutir à l’Arsenal j’apercevais (en me penchant) le pont des Soupirs et (en levant le nez) le Campanile. Rien ne me réjouit davantage quand deux flèches contradictoires indiquent la même direction : Ferrovia. Mes inclinations littéraires en témoignent aussi, je crois, comme l’organisation alambiquée de ma bibliothèque.
139.
Graziella portant Denis m’attend à la gare dans la lumière déclinante qui les enrobe d’un halo d’or. Nicolas est resté « planqué » dans la voiture comme je le devine bien vite dès que je m’installe : je l’entends se retenir de rire. Il sera déçu de ne pas m’avoir fait peur.
140.
Nicolas entame la conversation sans préambule. Il me raconte d’un air entendu que son père est parti dans la montagne à la chasse au faucon, il y a une semaine au moins. Fichtre ! En me rapprochant des événements j’espérais y voir plus net ; me voilà gâté ! Il va falloir déjouer les filtres placés par Nicolas, sous l’influence ou non de son père. Ce n’est pas moi qui dessine le labyrinthe. Je n’ai pas la main.
141.
Avant de dûment m’annoncer, j’avais envisagé d’arriver par surprise. Mes messages successifs sous forme de rébus avaient pour mission de les intriguer, qu’ils ne puissent deviner par quel côté, temporel et spatial, je pouvais apparaître. Mes longues années de retraite n’ont pas arrangé ma propension au mystère — ou aux élucubrations, c’est selon.
Finalement ma crainte de rester en rade sur un quai de gare battu par les vents, sans un taxi à cent kilomètres à la ronde, m’a fait pencher pour la sagesse, et la politesse.
142.
Allaient-ils me reconnaître ? Cette inquiétude grotesque, il faut en convenir, a pour origine qu’après cette période anglaise où je me suis gardé de tout miroir ou équivalents je ne reconnais pas ce type au front haut, à barbe courte et longues moustaches bien peignées, au joues glabres, au gros yeux transparents et au nez esquinté, qui me fait face dans la glace des toilettes du buffet de la gare ; est-il bien le vieil ami de la famille ? Si j’étais à leur place, j’en douterais fortement.
143.
Manquait donc Ernest pour célébrer l’arrivée de « l’Anglais » (comme Nicolas se plaisait à m’appeler), du « moine », du « confesseur » ou de « ce vieil original » (avec l’adjonction de qualificatifs pléonastiques évoquant tous une forme douce de folie). Graziella est beaucoup plus évasive que son espiègle de fils à propos de la chasse au faucon ; « il ne devrait pas tarder » répète-t-elle en regardant le ciel comme si, hypothèse beaucoup plus plausible, il allait en descendre dans le bruissement silencieux d’un aréopage d’anges aux ailes bleues.
144.
Ce mois de mai était un modèle de printemps après un vilain hiver, moins stravinskien que dans la vraie Russie mais il était facile de s’en faire une idée. On se serait bien passé des craquements de fusil prokofieviens et du va-et-vient des chasseurs (sauf avec Tourgueniev…). Je ne pouvais imaginer qu’Ernest puisse goûter cette compagnie grégaire. D’ailleurs, leur chasse ne convoquait aucun faucon.
Devrais-je aller courir après Ernest pour qu’il fuie plus avant encore, ou bien ma chronique se contentera-t-elle de se nourrir de la mère et des enfants.
145.
« On n’apprend pas à un vieux singe à faire des grimaces » me dit Ernest, sans autre préambule. Il ne descendait pas, désincarné, de l’azur du ciel. Il rentrait chargé du ravitaillement pour plusieurs semaines.
Avec du champagne.
XII. La conquête de la réalité
146.
Florence arriva pour justifier les quatre flûtes, en Fiat 500 décapotable mais couverte d’un curieux chapeau cloche. Ils me la présentèrent comme une amie. Ils me présentèrent comme un ami. On trinqua à l’amitié, à son éternité. Je lus comme un avertissement dans cette insistance, ajoutée aux sibyllines « grimaces du vieux singe ».
147.
Je compris que l’invitation faite à Florence d’être des nôtres précédait ma propre initiative. Si manœuvre il y a, elle serait construite sur une coïncidence. Cependant elle n’avait pas été décommandée. Les enfants l’appelait mademoiselle Pizza, allez savoir pourquoi. Leur passage par l’Italie n’avait pas été sans influence même si le côté plus grave était soigneusement maquillé ; les mésaventures tragiques telles que je les avais conscrites étaient-elles surinterprétées ?
148.
Lors de la promenade digestive la conversation ne révéla que peu, ou en filigrane, le monde intérieur de Mlle Pizza. Dans quelle mesure en étais-je curieux ? Je me surpris à lui livrer quelques anecdotes sur ma vie monacale autour d’une monstrueuse cheminée ; « comme celle de Melville » dit-elle alors. Ernest orientait le débat vers ma bibliothèque qu’il présenta à Florence comme une cathédrale quand je la réduisais à une modeste chapelle. Quand il s’est agi de choisir son chemin, elle me laissa le choix entre prendre par Guermantes ou par Méséglise.
C’était maintenant certain : il y avait complot.
149.
L’alternative se situait au carrefour de la vierge qui offrait en effet deux belles perspectives aussi tentantes l’une que l’autre. On coupa la poire en deux (dixit Ernest qui abusait parfois de formules toutes faites). Denis avait choisi mes épaules. Nicolas la main de Florence. Et les frères ne voulaient pas se séparer, pas plus que Pâques de la Trinité clama Nicolas, euphorique.
150.
De tout le chemin — jusqu’à ce qu’il se confonde avec l’autre option — Florence ne me dit plus un mot, accaparée par la volubilité de son compagnon. Ou elle me battait froid, ou elle ne savait comment s’y prendre. Nicolas imitait le galop d’un cheval, Florence l’accompagnait sans peine quand je subissais le joug de Denis, bien décidé à les écraser à la course. Au terme de l’épreuve mon triste état me prévint d’entamer la moindre approche. Toute la période de retraite à m’oublier dans la lecture et l’écriture ne m’a pas préparé à ce changement de rythme. En attendant Ernest et Graziella, je fis une rapide revue de détail, ignorant les admonestations de mon cavalier. La conclusion qui se précisa me décontenança. Le Chevalier au Lion me revint à l’esprit. Où était-il caché pour se manifester maintenant ?
151.
Ernest ne s’est jamais illustré par sa rouerie, sa correspondance en est même un contre-modèle. Que Florence soit cette femme-là, « l’Égyptienne », qui l’aurait invité naguère à chasser en Sologne, démontre la quantité d'imbécillités que j’ai pu écrire en me faisant fort de lire entre les lignes.
Nicolas vint à mon secours en me suppliant de combattre le dragon avec lui.
152.
Le repas du soir — ou le festin selon notre degré d’enthousiasme devant le dragon farci à la broche — fut plus animé encore. Je me tins sur la réserve, incapable d’entrer dans le joyeux mouvement, souligné par un violon tzigane. La mine austère de l’aubergiste, à contre-emploi, plaisait aux enfants alors qu’ils auraient dû redouter d’accompagner le dragon — drôle de farce ! Le plat de résistance avait un intitulé pourtant inquiétant : « Dieu reconnaîtra les siens. »
153.
Un détail m’intrigua : en arrière-plan, deux auditeurs observait le violoniste d’un air rogue. Lui reprochaient-ils de jouer « tzigane » ?
154.
Ces deux-là avaient tout l’air de prophètes de malheur. Les enfants interrompirent ma rêverie funeste. Le dessert ne pouvait attendre : en effet les religieuses était à tomber par terre, selon Ernest ; à se damner, selon Graziella ; à se pâmer, selon Florence ; à se la déchirer, selon Nicolas ; et à s’empiffrer selon Denis, à en croire sa figure.
À s’étouffer, selon moi.
155.
En fait de dragon, on aura compris l’ironie, c’est autour d’un méchoui que nous étions réunis. Une fois qu’on eut fait un sort aux religieuses, chacun à sa manière, notre table s’égailla en plusieurs tableaux dont certains furent complétés par des éléments libérés d’autres ensembles : les enfants, les prophètes, Graziella et Florence, Ernest et moi.
Ces tableaux évoluèrent dans leur composition : ainsi je me retrouvai en tête-à-tête avec Florence. J’en perdis mon latin.
156.
Le violon tzigane s’effaça au profit d’un luth, une basse de viole et une harpe, soutenu par une vielle organisée — ou lira organizzata me dit Florence devant mon ignorance que j’assume mal sur ce sujet. On était loin de Mlle Pizza ! (ou alors plutôt pizzicatto). On se rapprochait bel et bien de « l’Égyptienne ». Bigre, me verrait-on pris dans les rets de l’amour ? Et rien de mystique pour donner le change. Un nouvel exemple du conflit entre l’amour terrestre et l’amour céleste.
157.
La cavalerie vint à mon secours. Toutes oriflammes au vent, sous la conduite de Nicolas chevauchant son fier Superflu, s’appuyant sur une passacaille à l’instar d’une marche militaire, le contingent mit en déroute ce qui pût devenir une histoire d’amour légendaire.
La notion d’amour courtois chez ces chevaliers imberbes n’avait pas cours.
158.
Certes l’idée de mariage ne m’a pas effleuré — et Florence est une femme moderne au-delà de son allure immémoriale. Pour être tout à fait sincère, j’aurais dû écrire « ne m’a guère effleuré » car notre reflet dans un miroir, tel un tableau fugace, me laissa croire que notre inscription sur les registres matrimoniaux avait été officialisée.
159.
Malgré sa fugacité, cette image en miroir ne cesse de m’intriguer — par son luxe de détail ! Il me semble qu’elle est mise en abyme sans que je puisse en identifier les protagonistes. Toutes ces conjectures ne sont pas de nature à me rasséréner pour m’en retourner à mon poste de chroniqueur dont je n’aurais jamais dû quitter le point de vue.
160.
Un chien fraîchement toiletté jappe à mes pieds. Il me rappelle à la réalité — à ma mission. Ernest et Graziella me font signe de les accompagner, joignant le geste à la parole pour m’informer que Florence et les enfants étaient partis en éclaireur.
XIII. Tradition et innovation
161.
D. prit prétexte que son commerce avec les poissons se limitait aux trois carpes centenaires de son baptistère pour nous abandonner, afin de les retrouver. « Je préférerais ne pas » suivre la partie de pêche, pourtant promise comme miraculeuse, dans un cadre divin. « I would prefer not to » répéta-t-il, si laconique qu’il en parut goujat auprès de Florence.
Sa visite nous avait surpris — et enchanté les enfants — même si ses desseins restaient obscurs, intéressés, voire quelque peu jésuites. On le crut métamorphosé en être social mais il faut convenir que ce vieux dragon ne s’arrange pas avec l’âge. Peu m’importe ce que son œuvre immortelle retiendra de tout ça.
162.
Si le cadre fut divin à souhait, la pêche fut décevante — en matière de poisson bien sûr. L’incompétence des pêcheurs sans doute. Seule Florence s’y entendait pour avoir pratiqué autrefois, nous dit-elle, dans le delta du Nil, avec son cousin Andrea. Ce parfum d’exotisme captiva Nicolas pour qui l’Égypte était une sorte d’Atlantide — bien qu’on l’ait frôlée pour de vrai lors de nos pérégrinations — sans réalité contemporaine.
Au retour personne ne s’inquiéta qu’on prenne par Guermantes ou Méséglise.
163.
Malgré son départ précipité, signe de son absence de savoir-vivre (sinon avec livres, chien, cheminée et carpes), D. restait l’objet de la curiosité de Florence qui, par quelques allusions, me faisait sentir qu’il fallait que je lui en dise plus. Elle voulait savoir « au-delà de la façade » qui était « ce drôle de bonhomme ».
164.
Au choix ou dans son ensemble : un phénomène, un ostrogoth, un érudit, un espion, un ermite, un affabulateur, un dragon, un manipulateur, un vieil ami… mon parrain ; il ne me lâche pas depuis qu’il m’a tenu sur les fonts baptismaux.
165.
Florence m’écouta, amusée. Rien dans mes révélations ne la fit sursauter. Au moment de partir, elle nous demanda de faire un petit tour avec elle, dans sa Fiat 500. Nous nous entassâmes à qui mieux mieux, les femmes devant et les enfants derrière (partageant leur joie enfantine, je me comptai parmi eux). Genoux, coudes, épaules, cou, hanches et fesses s’adaptèrent à la situation sans trop de difficulté. Elle ne nous dit rien de la destination. Libre à chacun d’exercer son imagination. Il n’en fallut pas plus pour que Nicolas ne transforme la Fiat en hélicoptère survolant des terres inhospitalières, battues par les vents brûlants le jour glacés la nuit. Chaque cahot du chemin en ajoutait au tableau apocalyptique. On allait voir ce qu’on allait voir !
166.
La bataille fut digne des plus riche heures de l’histoire, me rappelant un temps où le goût de Nicolas pour le carnage ne laissait pas de nous inquiéter. Florence participait au concert, apportant, comme elle disait, une touche féminine à cet univers de brutes. Denis sifflotait, jouant les indifférents — vis-à-vis du récit fracassant de Nicolas ou de la conduite périlleuse de Florence ? Graziella ne manifestait rien de visible depuis ma position. Fataliste, elle devait attendre que cela finisse.
167.
La bataille ne fit qu’un mort : D. Qu’il se débrouille avec son affaire dont plus personne n’est dupe. Il aurait vu dans cette aventure je ne sais quelle référence aux guerres puniques, aux Atrides ou à la bataille de San Romano de Paolo Uccello revue par Bergman ou Antonioni (combien de fois m’avait-il rebattu les oreilles quant à leurs mérites respectifs de « justiciers de l’âme féminine »). La consigne était de ne plus rien lui jamais raconter de la réalité de nos vies, mais chacun avait le droit — ou le devoir — de le leurrer. Tout le monde jura. Florence en rajouta en crachant par la fenêtre, se promettant l’enfer si elle parjurait.
168.
Ce bref voyage en pot de yaourt s’acheva quand Florence nous lâcha à la maison pour reprendre la route. Trois rois l’attendaient, elle ne saurait s’y soustraire. La qualité de ses trois rois fit débat entre nous car elle ne nous laissa rien comme indice. Trois chats, trois chiens, trois canaris, trois poissons rouges, trois carpes, trois enfants, trois amants ?
169.
Pierre Paul ou Jacques. Groucho Harpo ou Zeppo. Melchior Gaspard ou Balthazar. Florence Mademoiselle Pizza ou l’Égyptienne est partie en laissant suffisamment de mystères pour qu’on épilogue sans fin et qu’elle reste auprès des enfants une figure légendaire, après leur tante du Pérou — ou comme D., il faut bien l’admettre même si cette perspective pourrait nous mener au supplice.
170.
Le rêve qui s’ensuivit radotait une énième variation de celui où le toit de la maison s’envole pour découvrir les frères de Zoto pendus dans la cheminée — celle du presbytère de D., probablement. Autant dire un rêve rassurant, comme il convient à l’habitude. Le supplice redouté n’entrait pas dans ce champ, du côté gore, mais là où Denis n’avait rien à envier en la matière à son aîné : l’insistance par fines moqueries — torture qui minerait la tranquillité d’un maître yogi —, une guérilla d’autant plus insupportable que ses objectifs se voudraient généreux. Taquiner papa tant et plus pour lui montrer combien on l’aime.
171.
Toutes ces flèches prises une à une avaient la suavité d’une friandise. L’émission était donc affectueuse et délicate ; c’est du côté de la réception que cela péchait.
Pour apaiser mes tracas, me revient une citation de Jean Paul — moi qui n’ai guère de mémoire en la matière — dite par D. alors qu’il était en train de le lire (le re-lire me précisa-t-il) : Lorsque la main inconnue lance la dernière flèche à la tête de l’homme, il penche d’abord la tête, et la flèche n’enlève que la couronne d’épines qui est sur ses blessures. D. me manquerait-il déjà ?
172.
Je l’imagine se réjouissant de mes tourments — à de nobles fins littéraires, s’entend, puisque tout est permis en littérature, pourvu qu’elle soit bonne. Il se faisait fort de faire œuvre du premier sujet venu, comme, ce jour de finale à Wimbledon, Venus Williams opposée à sa sœur Serena. La naissance d’un chef-d’œuvre ne s’annonce jamais avec des anges, des cors et des trompettes ; elle survient, souvent au détour d’un pauvre chemin.
173.
Mon cher Ernest, je ne te remercierai jamais assez de m’offrir (malgré tout) tant d’ingrédients de première qualité (sinon de première main) que je peux cuisiner à ma sauce (divinement diront certains), plus burlesque que dantesque (si ça peut te rassurer).
XIV. Tradition et innovation
174.
Ces affaires-là se terminent souvent au palais de justice. Avec Ernest, il était entendu que la protection de la vie privée commençait là où ma fantaisie s’arrêtait. Autrement dit : le style avant tout, le flamboiement de la prose forçait toute barrière juridique. Tout est question d’appréciation, là où le seul tribunal compétant est celui de la République des lettres.
175.
Si, devant un aréopage d’experts (d’où je récuserai tout membre qui ne saisirait pas le dilemme entre les chemins par Guermantes ou par Méséglise — leur promettant de se retrouver gisant sous le gibet des frères de Zoto) il fallait apporter des preuves, ils en conviendraient dès après un tour dans ma bibliothèque (auprès de laquelle celle de Cambridge n’est qu’un stupide entassement académique). Je leur proposerai de choisir un livre, les yeux fermés, puis une page au hasard que je leur réciterai par cœur. À n’en pas douter le style les laissera pantois à l’instar d’un parfum capiteux.
176.
Le parfum d’un rosier, par exemple, que Graziella élève en digne petite-fille de sa grand-mère. Dans la République de roses, seuls comptent le parfum et la couleur ; leur disposition semble aléatoire quand elle répond à des règles qui nous dépassent. Cette métaphore, comme nombre de métaphores, a certes ses limites mais elle illustre à peu près mes convictions.
177.
Le tavernier — celui de « Dieu reconnaîtra les siens » — m’avait à peu près tenu le même discours. Qu’importait que sa figure soit antipathique (entre dragons on se comprenait), du moment que chacun s’y retrouve dans l’assiette. Il ne m’avait pas fustigé quand je lui avais confié que je mangeais tous les jours la même chose, en n’y apportant cependant (tout est inscrit dans ce cependant) une nuance que je tirai au sort, en fonction de la page que j’étais en train de lire. L’histoire ne repasse-t-elle pas les plats ?
178.
Étienne (le tavernier, celui de « Dieu reconnaîtra les siens », ou l’aubergiste à la mine austère, ou l’ancien marmiton du Fouquet’s) m’avait étonné autrement que par sa cuisine (un méchoui est un méchoui, des religieuses des religieuses, quel qu’en soit l’ordre) en dissertant sur L’Art de la fugue, qui, selon lui, comprenait dans l’idée même son propre inachèvement. Cette opinion n’est pas particulièrement originale mais en serait-il ainsi de mon Choix d’Ernest ? J’admettrais volontiers que sa structure est moins rigoureuse que celle de Bach : non pas une fugue, une fuite en avant. Celle-ci pourrait-elle être érigée en Art ?
179.
Le va-et-vient chaotique de la matière ernestine me laisse pantelant alors que je dois des réponses à ce trop-plein de questions ; de là me retrouver sous le gibet de ces fameux larrons de frères de Zoto, avant même de connaître la volupté, je préférerais ne pas. Je n’ai pas l’âme sacrificielle et quand bien même, elle ne servirait le salut de personne.
180.
Ce matin (ce midi et quelques), à mon réveil, j’ai bien cru que Graziella était morte. Je venais de la voir, exsangue et sereine, veillée par les siens — bien que leurs traits me soient inconnus. En relisant ma copie d’hier, la cent soixante dix-neuvième vignette, rien ne laissait présager pareille issue. Le sort funeste m’était plutôt destiné.
Une lettre m’attend probablement à la poste. Un épais filet noir cernera l’enveloppe.
181.
Restant sur ses lauriers après qu’elle eut inventé le timbre poste (le Penny Black), l’aura de la Royal Mail n’a plus cessé de pâlir depuis. Comment ce courrier improbable a-t-il pu trouver son chemin malgré l’état de déshérence du service public ?
Une lettre m’attendait en effet mais sans aucun des stigmates attendus. Ernest n’en est pas l’expéditeur. L’écriture, que j’examine en détail, à la fois ronde et énergique, m’est étrangère. Elle est signée Florence !
182.
Où elle disserte à propos du dragon de Cracovie, image à l’appui. Où elle insinuerait quelque ressemblance : il dévorait toutes les jeunes filles jusqu’au jour où un preux chevalier […] ou s’agirait-il d’allumer ainsi le feu de ma cheminée melvillienne ?
183.
Si je me laisse parfois entraîner à des interprétations baroques des faits, Florence me le rend bien ici. En bon apôtre du libre arbitre de la littérature, je ne puis qu’abonder dans son sens — quitte à ce que ce sens se perde dans des entrelacs inextricables.
184.
Je me posais jusqu’à aujourd’hui en biographe (non autorisé), juste ou pas — là n’est pas la question — de mon filleul Ernest en père de famille, et ce jusqu’à mon lit de mort, ou au sien. L’irruption de Florence me complique la tâche car je pressens chez elle une ambition du même ordre — me concernant.
L’arroseur arrosé.
185.
La même pluie cinglante que lors du séjour d’Ernest me rappelle pour partie nos conversations, avant qu’il chût dans la rivière. Il me racontait que la nuit qui précéda la naissance de Nicolas, la neige récita son meilleur répertoire pour parodier Noël, avec des bis à foison. Pour Denis ce fut la pluie qui remplit, enfin, les citernes en abondance. Ernest en fit grand cas, y voyant des signes du ciel qu’il me demanda d’interpréter, moi qui avais de l’imagination. Avec le recul du temps, je serais plus circonspect, moins lyrique. Là où j’entrevis de la générosité, j’ai vu avalanches, inondations et autres plaies d’Égypte.
Je vais rendre la parole à Ernest ; elle sera moins contaminée par mon humeur et par le temps qu’il fait — et, espérons-le, par mon goût des transitions analogiques.
XV. La perfection de l’harmonie
186.
« Comment les grands écrivains arrivent-ils à ce que leur esprit nous saisisse dans leurs œuvres et nous retienne, sans que nous puissions citer les mots et les passages par lesquels ils le font, comme une forêt feuillue murmure toujours sans qu’une seule de ses branches remue ? » Je me rappelle, pour l’avoir notée, cette citation de Jean Paul dont D. faisait grand cas. Mais toute médaille a son revers : au-delà de la prétention à s’en draper, ne s’excuse-t-il pas, par précaution, du flou de son travail ?
187.
Devant cette folle vanité si peu en accord avec des principes ascétiques, les bras m’en tombent ! Mais toute médaille a son avers : sans D. nous ne serions pas grand-chose.
188.
Depuis quelques temps, Superflu (ou Bucéphale) était rentré à l’écurie — ou passé chez l'équarrisseur tant il semblait définitivement oublié. Il resurgit quand Nicolas le chevaucha avec panache pour accueillir Florence, de retour de Pologne où, pour sa thèse de doctorat, elle dépouilla les archives autour de la visite du roi Jean III Sobieski à la cour de Louis XIV (deux rois seulement). Ainsi faisait-il face aux dragons — ou les honorait-il — qu’elle rapportait de Cracovie. Denis examina son cadeau avec un souci esthétique et Nicolas avec un souci mécanique.
Le mien était un briquet. Graziella n’y eut pas droit (elle dut se contenter de l’affiche de La Dame à l’hermine de Léonard de Vinci).
189.
Tous, à y regarder de plus près, nous reconnûmes la figure de notre correspondant anglais. Nicolas, toujours à cheval, nous imita sa mine renfrognée dans tous les détails.
190.
La ressemblance nous médusa plus encore quand il ébaucha une véritable étude anatomique du personnage, où la gestuelle était rendue avec un réalisme troublant. Le rire qui s’ensuivit, après un temps de stupeur, en fut ou gêné, ou grinçant, ou franc, ou moqueur, ou sarcastique, selon l’humeur des uns et les autres.
191.
Lors de notre dernier repas qui se termina en apothéose — en tout cas pour la partie gastronomique avec des religieuses de premier ordre (je comprends seulement maintenant le jeu de mots de D.) —, deux individus se mêlèrent à nous, sous l’œil sourcilleux de D. qui se querella avec eux pour des questions musicologiques ; Nicolas nous l’interprète ici sous le titre « La musique adoucit les mœurs » comme il nous fait revivre, avec la complicité de Denis, l’événement de cette soirée qui vit Florence « mettre le grappin » sur notre pâtre sur son rocher.
192.
Les enfants avaient tout saisi de la scène, l’ensemble des intrigues, secondaires comme principales ; là le rire fut de bon cœur. Nous ne sûmes jamais quel complot ourdissait ces deux prophètes de malheur dont mon parrain nous mit solennellement en garde comme s’il les avait connus dans une vie antérieure.
Ses obsessions m’étant de plus en plus familières, je parierai pour les frères de Zoto.
193.
Forte du crédit de thésarde en histoire, Florence eut une interprétation de ces divers tableaux qui m’apparut aux antipodes de la rigueur présumée aux normes universitaires, aussi farfelue que ceux qui voient en la Joconde un homme, ou en Corneille l’auteur des pièces de Molière ou que Shakespeare n’aurait jamais existé. Nous sommes de la matière littéraire, comme Madame Bovary, Moby Dick ou Babar, nous assène-t-elle avec le plus grand sérieux, notre libre-arbitre est contrôlé par une espèce de marionnettiste omniscient ; suivez mon regard, ajouta-t-elle.
Au mieux, nous pouvions envier le sort de Pinocchio. Nicolas exultait. Babar, Pinocchio, c’était son affaire.
194.
Elle développa avec un brio consommé. Que Florence soit pince sans rire n’était pas envisageable jusqu’à aujourd’hui. Son sourire non plus ne donnait pas la clef ; elle voulait sans doute brouiller les pistes comme s’il en était besoin !
195.
Que la vie soit de conception littéraire ne me dérange pas plus que ça. Mes préoccupations sont ailleurs, plus « ras des pâquerettes » quand il s’agit de faire face aux aléas de la vie. Il ne suffit pas alors de tourner la page. J’en pris conscience le jour de la naissance de Nicolas quand une neige immaculée me donna un espoir aussitôt démenti dans les pages suivantes, comme s’il me fallait franchir une série d’épreuves qui surviennent à l’improviste. Qu’importe ce que D. peut encore inventer (ou m’imposer), tout comme les élucubrations de Florence, c’est bien moi qui suis sommé d’interpréter la partition.
196.
En faisant le tour du propriétaire, D. m’avait déclaré, sans rire, ne pas craindre la concurrence de la bibliothèque de Cambridge mais en revanche il enviait la vaticane où l’ensemble des ouvrages figureraient Dieu tel un mille-feuilles infini où tout serait inscrit.
La sienne était du même ordre, en plus modeste — cependant.
197.
Les livres s’entassaient jusqu’au ras du plafond ; tout là-haut, il avait disposé l’ensemble de ce qui concernait cette théorie théologique. Autrement dit, s’il en faisait grand cas, D. se gardait bien d’aller jamais la vérifier, en général comme dans le détail. (Qu’on ne croie pas que D., l’initiale que j’utilise pour éviter les répétitions avec trop d’ermite, d’Anglais, de mon-parrain, etc. *, ait le plus petit dénominateur commun avec Lui. J’indique cependant aux futurs traducteurs qu’ils pourront le remplacer par G.)
Quand il montre du doigt, ni dévot ni fou, je regarde ce qu’il montre.
* voir vignette 164.
198.
Quand je lui avais demandé une échelle pour y monter (et en vérifier le détail), il prétexta ma chute récente dans la rivière pour m’en dissuader. Ma défiance le fâcha, comme mon refus d’un chandelier kitschissime ou mon choix de l’indicateur des horaires de ferry parmi tous ses livres. J’avais compris que ma visite l’ennuyait, que je ne comprendrai décidément jamais rien et qu’il souhaitait retourner à son tête-à-tête exclusif avec les ronflements de son chien et de sa cheminée.
199.
Si la cheminée distribuait la chaleur dans l’ensemble des pièces avec plus ou moins d’équité, elle était beaucoup juste dans la répartition de la suie — à moins que ce soit le feu du dragon qui dégageait ces particules. D. lui-même avait plus une mine de charbonnier que de bibliothécaire, au-delà de ses attitudes de prédicateur aux propos sibyllins. Sa carnation sanguine d’origine n’était plus, malgré la sempiternelle succession des saisons anglaises. Qu’il plaise à Florence relève des mystères de la séduction. Il marqua un point décisif en lui affirmant posséder un incunable au sujet de la visite du roi de Pologne à Versailles où l’hypothèse du troisième roi se vérifierait.
200.
Cette deux centième vignette convie à faire une brève pause, plus ou moins à mi-chemin. Comme toute création, depuis Celle d’origine ou Celle du premier homme, celle-ci accuse quelques contradictions d’où un grand nombre d’interprétations plus ou moins fantaisistes. Il en va aussi des thèses en Sorbonne comme de la vie d’Ernest en quatre cent treize vignettes.
Poursuivons…
201.
Je m’étais retrouvé être l’esclave d’un homme qui voulait faire de ma vie un chef-d’œuvre de la littérature digne d’intégrer sa propre bibliothèque.
Cette nouvelle version des faits doit se substituer à l’ancienne en espérant que dorénavant les interférences se rarifieront jusqu’à s’effacer tout à fait. Ma fuite n’avait eu d’autre but que de me mettre hors de portée, ce qui ne l’empêcha pas d’écrire des billevesées grotesques — en dépit de la pénurie de grain à moudre et de fil à broder, ou de leur misérable qualité — comme de me croire mourant de chagrin dans un isolement mal assumé.
202.
Graziella a toujours su où je me m’étais « retiré ». Nous nous parlions tous les jours. Il fallait que je coure sur la montagne sur le coup de 11 heures afin que les ondes passent par-dessus le col du Petit Saint-Bernard. Ces rendez-vous avaient la saveur des premiers temps de notre amour. Elle m’apparut, par le seul truchement de sa voix, quel que soit son discours, plus proche que jamais.
203.
L’image qui s’affichait la représentait avec Nicolas dans ses bras (Denis toujours hors cadre, ou absent). Et Nicolas était celui à qui j’avais sauvé la mise, avec un alibi inattaquable, quand il avait voulu se défiler d’un tournoi à l’épée avec Raphaël, le petit voisin bagarreur sous ses airs angéliques. Cette vision idyllique était-elle le produit de la médiocre qualité de la ligne qui, entrecoupée à intervalles irréguliers, morselée, laissait le champ à diverses traductions, donc aux contre-sens ?
204.
Grâce à ce redoutable Raphaël, Nicolas avait remisé arcs et flèches ou tout autre objet vindicatif. Il fêta sa maman en l’équipant d’une cape rouge « supersonique » et lui offrit Superflu pour la journée, lui précisant qu’il volait et nageait « automatiquement ».
205.
Je ne sais pas comment D. a interprété ces événements à l’époque mais il a dû y voir je ne sais quelle scène mythologique, grandiloquente, très détaillée, où Graziella surferait sur un char tiré par un attelage de dauphins, scène onirique qui invariablement s’achèverait, pour moi, sous le gibet des frères de Zoto.
206.
Raphaël n’est pas venu ce matin épée au côté pour inviter Nicolas à la cueillette des mûres, lui promettant, sérieux comme un pape, trois grands pots de confiture en échange de son aide. Il revinrent avec les dents noires, le visage maculé, les mains griffées qu’il fallut soigner.
On réserva un pot pour D., la seule façon de le rendre « tout miel », afin que sa plume oublie les sphères obscures et retrouve lumière et couleur.
XVI. Lumière et couleur
207.
M’attendait à la poste un courrier qui, si la postière l’avait ouvert (sa probité était inversement proportionnelle à son amabilité), aurait été promptement escamoté (la probité cède souvent devant la gourmandise). Enveloppé dans du papier kraft bleu parsemé d’étoiles dorées, apparut un pot de confiture identifiée par une étiquette de la main de Nicolas : MÛRES, pot composé par Nicolas avec environ 207 mûres et 207 g. de sucre à l’intention du dragon anglais. Corto Maltese jouait de son charme sur le couvercle !
Je n’aime pas la confiture. En revanche j’aime bien les cadeaux. Si les étagères de ma bibliothèque soutiennent vaillamment des kilomètres d’ouvrages (je pourrais parler en tonnes mais c’est trop prosaïque) — pour la plupart jamais ouverts —, je garde un coin pour ces cadeaux non consommés, à l’instar d’un cabinet de curiosités. Je le posai à côté de celui de Florence envoyé de Cracovie.
208.
Un petit mot agrafé de Graziella me gratifiait des amitiés de toute sa sainte famille. Belle initiative mais peut-on être plus lénifiant ? Je l’interprète comme un refus d’Ernest de m’adresser la parole. La présence de Corto Maltese me cause tout autant de souci, moi qui ne lis jamais de bande dessinée. Devrais-je y voir de l’ironie ? Sur le précédent cadeau figurait un petit Charlie Brown désabusé surmonté d’un énorme « GOOD GRIEF ! » Attendons le prochain pour ajouter une pièce décisive au rébus.
À moi d’en faire ma propre confiture, avec le minimum de sucre pour en assurer la conservation. Je n’en suis pas à mon premier pot.
209.
La tempête du siècle ne s’était pas contentée de décoiffer la grange d’Ernest, comme chacun sait — sinon son qualificatif serait usurpé. Pour lui, bien plus que le passage dans un nouveau millénaire, elle marqua la séparation entre deux époques bien distinctes : celle où Graziella donnait le sein, telle une madone, et celle où le nom de Nicolas fut synonyme de petit diable. En classant mes pièces les plus rares, j’ai retrouvé un colis non déballé datant de cette époque (selon le cachet de la poste qui en fait foi). Au vu de son gabarit j’avais dû juger que c’était un pot de confiture ; la sobriété de son habillage (kraft bleu parsemé d’étoiles dorées) pavoisé d’un timbre, d’une flamme et d’un cachet historiques m’avait convaincu de n’y pas toucher — jusqu’à aujourd’hui.
210.
Tout y est identique ! Il ne manque rien, ni la référence à la sainte famille, ni, plus surprenant, l’étiquette de la main de Nicolas. Zoto et ses frères m’auraient-ils encore embobiné, allais-je me retrouver en leur funeste compagnie ? Impossible de revenir en arrière, missa ita est. Au nom de quelle faute devrais-je subir cette farce macabre que j’avais inventée à l’intention d’Ernest pour corser sa biographie d’un peu de piment fantastique ? Nul n’a le droit de la retourner contre moi.
On ne se méfiera jamais assez de l’irish coffee avant de se mettre au lit.
211.
Avec le recul, je comprends le regard de Florence quand je lui affirmai posséder la preuve du troisième roi. Là où j’avais lu de l’intérêt — pour cette révélation, non (encore) pour ma personne — elle exprimait son plaisir de m’avoir piégé dans l’étalage de ma vanité trissotine, dont les effets euphoriques font long feu avant de valoir les flammes de l’enfer.
212.
La visite de Florence ne me surprit pas. Elle bavardait avec les carpes radotant leur silence à mon retour de la poste — d’où je rapportais la lettre annonçant son arrivée, lettre que je n’avais pourtant pas ouverte (un rite gouverne la lecture de mon courrier : je décachette l’enveloppe avec un coupe-papier marocain à la lumière de la fenêtre qui donne sur mon Guadalquevir, après avoir jugé de son contenu par transparence). J’écarte l’idée qu’elle venait vérifier mes assertions au sujet du troisième roi. Si toutefois c’était le cas, j’arguerai la réorganisation de ma bibliothèque pour noyer le poisson avant de la renvoyer sur celle de Cambridge, pas si misérable que ça en fin de compte. Au lieu de passer ses soirées avec un vieux barbon soignant ses rhumatismes (et ceux de son chien) et entretenant son vague à l’âme (et celui de son chien) autour d’une cheminée qui insulte le nombre d’or, un épigone de Dorian Gray s’occupera de la guider dans ce temple du savoir académique.
213.
Un sourire répondit à ma soudaine modestie — me semble-t-il, car je n’ai pas beaucoup avancé dans son déchiffrage, sinon à le qualifier de florentin. Je poursuivais en décrivant ce jeune Anglais avec force détails, insistant sur ses yeux de poète et sa barbe duveteuse. Florence m’interrompit en riant si férocement que William sortit de son inertie pour se réfugier dans mes jambes en jappant.
214.
J’ai trouvé D. dans un état pitoyable, confiné en compagnie d’un chien aveugle et arthritique devant cette fameuse cheminée qui cachait honteusement une télévision en rien melvillienne. Si je peux vous en donner une petite idée, pardonnez-moi l’image, il me fit penser à un pape écrasé de douleur suite à la défection de Dieu. Je lui donnais de vos nouvelles mais il restait accaparé par l’écran qui diffusait le derby mancunien, me dit-il avec gravité, tout en écoutant en boucle les mélancoliques pièces pour viole du capitaine Tobias Hume. Quant à la bibliothèque, il ne m’en fit pas les honneurs, me renvoyant avec des arguments spécieux à celle de Cambridge.
En revanche, je réussis à le convaincre d’aller faire le tour de son jardin ecclésiastique, en le prenant par les sentiments comme si la pluie que j’invoquais pour sortir était une rareté, curieuse de remplacer par des images réelles celles de mon imagination.
215.
Je me rappelle, Ernest, ta relation de ton séjour ici. D. m’en fit une tout autre en se plaçant, vis-à-vis de toi et de ta famille, en modeste berger de vos âmes (tout de même). Ta chute dans la rivière était écrite — non par lui, l’écrivain de ta vie (il s’en cache à peine), dont la tâche serait uniquement de la décrire. Sache aussi que son adoration de Graziella (et de Nicolas, Denis reste une figure secondaire, un complément) le pousse à te donner le mauvais rôle, celui de l’inconséquent.
216.
Sa voix se fait soudain moins chevrotante quand il parle de Graziella. Si c’était à recommencer, elle serait au centre de sa narration et il nous satelliserait tous, à des orbites différentes précisa-t-il. Les points de rencontre ne seraient observables qu’à leur conjonction selon son seul point de vue.
217.
Le rapport de Florence est à prendre avec des pincettes. L’inclination mystique de D. n’est pas une découverte, mais elle en rajoute dans sa peinture de Graziella se soustrayant à l’attraction terrestre. On connaît la propension de notre sorbonnarde à ne pas se tenir à l’examen objectif des faits quand l’excès de son tempérament le commande. À d’autres époques, on lui aurait intenté un procès en sorcellerie devant ses théories astronomiques hérétiques.
XVII. La renaissance au nord des Alpes
218.
Ne brûlons pas trop vite Florence. On aura besoin d’elle, pas seulement comme baby sitter. Quand elle vient à la maison, à l’improviste, en passant par la porte du jardin, avec des pizzas cuites à l’italienne (une trois-rois, une sorbonne, une égyptienne) c’est-à-dire sur le capot de sa Fiat 500, disait-elle aux enfants subjugués, elle nous envoie au cinéma sans entendre notre chœur de protestations polies. À notre retour, elle nous sert un souper fin avant de nous étourdir par ses récits drolatiques jusqu’au troisième chant du coq.
219.
Si Denis est bel et bien abandonné au sommeil, Nicolas fait semblant. Quand nous finissons par aller nous coucher, nous entendons son pas de chaton nous précéder précipitamment. Il s’agit de ne pas rater une miette de Florence la magicienne des mots. Son histoire de greffe d’un cerveau humain sur un dragon — anglais, devina Nicolas —, qui réussit si bien qu’il en devint écrivain, ou si mal car il écrivait comme un cochon, était réclamée en priorité, Florence sachant ouvrir de nouveaux tiroirs à chaque fois.
220.
Dans un de ces tiroirs apparut saint Michel qui râlait de la publicité autour de saint Georges et de son différend dérisoire avec le dragon, sans souci ni de chronologie ni de hiérarchie, un va-nu-pied en regard de son statut d’archange. Cette situation ne pouvait plus durer ! Nicolas était d’avis de l’aggraver en les envoyant en Angleterre les départager… Là il y aura de la bagarre !
221.
Monsieur Maggiori, qu’il avait retrouvé en CM1, se félicita de voir que Nicolas n’avait rien perdu dans l’art de la rédaction, malgré, écrivit-il dans la marge, « quelques menues invraisemblances ». À la réunion de parents d’élèves où nous nous rendions sur la pointe des pieds, il nous en parla comme d’un « véritable écrivain en herbe ».
222.
Depuis que Denis est né, il profite de la vie, en jouisseur selon les catégories de Florence qui ajoute qu’il vivra d’amour et d’eau fraîche, quand Nicolas n’en finit pas d’occuper son temps et celui de son entourage, signe d’une espèce de génie dont la vie affective sera tortueuse. Graziella s’irrite qu’on réduise le caractère de ses enfants à des stéréotypes. La prophétie de monsieur Maggiori l’agace tout autant. Elle n’y voit que mauvaise littérature.
Ce qui apporterait de l’eau à son moulin se trouve quelque part dans les archives de mon cher parrain. Qu’on ne s’avise jamais d’en faire l’inventaire. Les grands écrivains gagneraient parfois à rester méconnus.
223.
Monsieur Maggiori nous interloqua bien davantage quand il nous rapporta une copie où, à la question « Faites le portrait d’un personnage extraordinaire », Nicolas présentait D. sur plusieurs pages, le préférant à tous les super-héros dont il connaissait maintenant les limites intellectuelles, en racontant toutes ses inventions, depuis Adam et Ève — et même avant ! Il transparaissait que l’histoire du monde n’était rien d’autre qu’une vaste aventure littéraire, où le serpent finissait par se mordre la queue.
224.
Je croyais m’être débarrassé du cauchemar — dû au prosélytisme littéraire de D., rappelons-le — qui me renvoyait sempiternellement dans la fosse où croupissaient les frères de Zoto et d’autres larrons infortunés. La version de la nuit suivante fut particulièrement pénible. Mon premier mouvement, dès que je fus certain d’être réveillé (dans mon lit, aux côtés de Graziella), a été de vérifier que mes mains ne portaient aucun stigmate.
225.
Sous la douche me revint une scène où, tel un mort-vivant, je me soustrayais au charnier en lévitant ; j’orientai le mélangeur franchement du côté bleu. Je me sentais revivre. Cependant le miroir qui d’habitude me laissait indifférent m’obligea à reconnaître ma maigreur qui inquiétait Graziella depuis quelques temps.
226.
La question qui se posa ne concerna pas la nécessité ou non d’un repos, mais de celle de l’éloignement ou non de la famille. Ma précédente expérience en solitaire avait fait couler beaucoup d’encre — et quelque bile —, je n’y reviendrai pas.
Je laissai le dernier mot à Graziella : elle me rejoindra avec les enfants quand j’aurai repris cinq kilos.
227.
Le point de repère est un arbre solitaire sur le flanc de la montagne — c’était bien le seul à être aussi asocial — après lequel il fallait tourner à gauche jusqu’à une chapelle votive, m’avait dit la loueuse non sans une certaine raillerie (me sembla-t-il) ; là, je devais laisser la voiture et poursuivre à pied par un sentier de muletier marqué aux couleurs ukrainiennes et polonaises (Nicolas connaissait tous les drapeaux du monde, il ne manquait jamais, lors de nos promenades, d’affirmer ses connaissances). D. aurait ajouté une alternative entre le chemin par Méséglise et celui par Guermantes. Pas ce genre de choix ici.
Arriver le soir avec la dernière clarté dans ce « coin reculé » (dixit la railleuse) me plaisait car le paysage se livrera à l’aube en abandonnant petit à petit toute pudeur. Pour le moment, il multiplie les énigmes dont les réponses sont multiples.
228.
La maison avait longtemps été l’atelier d’un peintre (la loueuse serait-elle sa veuve ?). Un saint Luc, si je ne m’abuse, accueille les visiteurs. L’artiste avait fait du lieu un temple de l’art, à l’antique, non sans une ostentation qui caractériserait son génie — ou le relativiserait. Graziella appréciera modérément. Les enfants en seront enchantés.
229.
Selon ses dispositions d’esprit, selon les saisons peut-être aussi, un tel endroit sera perçu comme le paradis ou comme l’enfer, sans demie mesure. J’opte pour le premier, n’en déplaise à D. qui pourra toujours en donner une version à sa sauce.
230.
Lors de cette première nuit qui devait s’afficher comme une nuit d’espérance, il aura fallu que cette conviction soit bien ancrée car je n’ai pas trouvé le sommeil avant l’aube, comme si des conspirateurs à la solde de qui vous savez s’étaient donné le mot pour mener une sarabande infernale devant me contraindre d’abandonner mes « bons sentiments à la littérature de pucelle de couvent » (je me rappelle les termes). Bien que je sois éveillé — comme l’insomnie l’exige — mon esprit battit la campagne à tel point que j’entrevis, doué d’un pouvoir d’attraction formidable, le gibet…
Passons, on en a que trop parlé.
XVIII. Une période critique
231.
Je n’ai jamais su la distinction entre l’aube et l’aurore mais je crois bien n’avoir dormi qu’entre ces deux moments. La fenêtre de la chambre, que je crus la veille hostile comme celle d’une cellule, étaient orientée pour que l’artiste se lève de bon matin, en toutes saisons, par souci de profiter des divers étapes de la lumière. Un écritoire poli par des générations de coudes, avec tout le nécessaire du meilleur goût, y est installé, face au monde.
232.
Graziellissima,
si je te décrivais objectivement la villa, tu serais en droit de douter de ma santé mentale. Je m’y risque cependant : imagine une rotonde à colonnades qui surplombe des jardins suspendus où la nature est mise en scène afin que chaque ouverture offre un point de vue qui reconstitue un tableau de maître. Arrivé épuisé au coucher du soleil, c’est après une nuit tourmentée que j’ai découvert ces prodiges. Et tiens-toi bien, ce n’est pas tout ! L’ancien maître des lieux a tapissé son atelier des quatre cent treize reproductions de l’histoire de l’art de Gombrich, l’augmentant d’une quatre cent quatorzième de son cru, présentée comme son aboutissement. Je ne t’en dis pas plus, tu verras par toi-même.
Rejoins-moi vite avec les enfants, ils sauront donner à ce lieu le supplément d’âme qui manque toujours à la perfection.
p. s. : je n’ai pas encore repris le moindre petit kilo.
233.
Ils le firent sans tarder, par surprise, avec fracas, le dimanche de la fête des pères. Le chemin, on l’a vu, n’est pas très commode, aussi arrivèrent-ils dispersés, les joues en feu, avec Florence en serre-file.
Je soupçonne cette dernière d’avoir eu l’idée du cadeau : une salière dorée, d’un parfait mauvais goût, genre Zeus et Athena se faisant distraitement du pied. Nicolas me fit le compliment d’usage et l’explication de texte. « La vie manque souvent d’un peu de sel. » Pas avec toi mon chéri.
234.
Graziella reprit la formule pour la confirmer à mon endroit, et à propos de notre résidence qu’elle voyait avec ses yeux de petite fille. Cette folie lui plaisait comme elle emballa Nicolas et Denis qui furetèrent partout, inspecteur général des beaux-arts flanqué de son lieutenant. Ils découvrirent le pot-aux-roses. À bien y regarder, les quatre cent treize reproductions sont du fait-main, avec les punaises et ombres portées en trompe-l’œil — ombres correspondant sans doute, selon Florence, à une heure et un jour donnés, que nous aurons peut-être la chance de connaître et gagner ainsi le gros lot. Seule la quatre cent quatorzième, celle du maître des lieux, était découpée dans un magazine : une publicité de l’office de tourisme italien illustrée par du chianti à bouteille à long cou associé à du parmesan et une Fiat 500 — et une villa palladienne en arrière-plan ajouta Florence —, qui à distance pouvait passer pour un collage d’artiste (peu inspiré), d’où mon premier sentiment qui m’abusa.
Il faudra attendre D. — ce dont Dieu nous garde — pour saisir le sens profond de cette histoire. Je me rappelle son opinion à propos de cet « ouvrage de référence » qui lui donnait la nausée.
235.
Je n’oublie pas que le but de ce séjour était de regagner des kilos et non de me perdre en conjectures autour de la modernité en art.
Le nouveau régime prononça une oukase : pâtes bolognaises au parmesan chaque midi — pour mon bien, comme l’affirment toujours les systèmes totalitaires. On négocia pour réduire la peine à trois par semaine chacun, en alternance avec le poulet-frites et les pizzas (bio, revues par Florence) échappant de justesse à la fondue au chester le soir. En revanche la sieste quotidienne avaient l’aval de tous, la hauteur du mercure dans le thermomètre ayant fini de convaincre les plus septiques.
236.
Malgré le bien-être des journées de farniente et bien que nous ayons échappé à la fondue au chester au souper, mes nuits restent agitées à l’exemple de la découverte du corps de l’artiste à l’endroit habituel, plus sordide que jamais. On soupçonnait une star hollywoodienne de l’avoir assassiné, épuisée par sa filature qu’il tenait comme son Œuvre dont le couronnement aurait été la Biennale de Venise où la performance aurait reçu le Lion d’or au seul vu de leur présence simultanée lors de la remise des prix.
Denis me réveilla en fanfare, en faisant tintinnabuler toutes les cloches de la maison — imitation, me dit Florence, du campanile de la place Saint-Marc.
237.
Je ne pense plus guère à D. Que ce soit saint Michel ou saint Georges qui l’ait terrassé, peu m’importe cette histoire d’étiquette. De toute façon je ne doute pas qu’il se relèvera à un moment ou à un autre pour reprendre la main. Le temps présent me donne suffisamment de satisfactions pour alléger le poids de cette crainte.
238.
Graziella m’apporta un colis postal malgré l’embargo que j’avais imposé en plus d’avoir tenu notre adresse secrète. Rien ne paraissait justifier une dérogation, au contraire : il venait d’Angleterre. Elle m’opposa son intuition qui lui disait qu’on ne pouvait l’ignorer. Comment D. avait-il retrouvé ma trace ? On ne se posa pas longtemps la question après que j’eus ôté rageusement les sceaux (D. appliquait toujours son sceau à la cire, le nombre en indiquait l’importance, ici cinq sur une échelle de sept) et ouvert le paquet en le déchiquetant.
239.
Que ce soit un livre est tout sauf une surprise. Que ce livre soit signé de mon nom aurait dû valoir les sept sceaux, ce qui aurait épargné à Graziella de faire état de son intuition. Je suis resté assis dans le fauteuil, le regard dans le vide, tout le reste de la matinée. Toute la famille vint s’agiter autour de moi pour me ramener à la réalité du temps : « on a faim ! » Denis y parvint en me tirant par les pieds alors que Nicolas s’emparait du bouquin pour aller le « planquer car on ne lit pas à table ».
240.
Au café nous eûmes la visite de monsieur Meyer, le maire du village (relativement) voisin dont dépendait « administrativement même si je n’aime pas ce mot » la maison du Lion d’or « comme on dit au pays ». Graziella et les enfants le distrayèrent avant que Florence ne prennent le contrôle de la situation en l’interrogeant sur « l’histoire locale qui nourrissait à n’en pas douter la Grande Histoire ». Flatté, M. Meyer ne voulait cependant pas nous déranger davantage car il comprenait bien que nous étions là « qui pour profiter de l’espace pour s’ébattre en toute liberté, qui pour un repos bien mérité, qui pour l’inspiration avec un grand i ». Avant de s’éloigner tout à fait, il se ravisa en demandant à me parler en particulier.
241.
Où tel un conspirateur il m’entretint en me serrant le bras du colis que j’avais reçu. Il savait tout : « Excusez l’indélicatesse de la postière, mais rassurez-vous, elle le fait sur ordre après délibération du conseil municipal ». En résumé (nécessité afin d’échapper à une collection de circonlocutions), j’étais vraiment digne de séjourner dans « ce laboratoire de l’utopie qui, nous l’espérons, nous en sommes à l’esquisse du projet que pilote Anne, ma bru, avec brio, et croyez-moi bien que ce n’est pas la voix du cœur qui vous parle, c’est elle à qui vous avez eu affaire pour la location, aboutira sous peu, ici-même, à organiser un festival, et, pour couronner l’affaire, tenez-vous bien — il me broya le bras — cela dit sous le sceau du secret — il me le chuchota plus bas encore :
D. en sera le parrain. »
242.
Le maire me donnait du Ernest, l’appeler Richard en retour était au-dessus de mes forces. Il nous fit observer avec fierté, sous le mode de la devinette, que son portrait figurait sous le numéro 242 dans l’œuvre magistrale du Lion d’or, en plus solennel qu’il n’est jamais — « pour ne pas dire “bonnet de nuit” entre guillemets » — comme nous pouvions le constater « de visu ».
243.
« Et le 243 est un autoportrait, pas trop ressemblant mais le génie est ailleurs, on reconnaît son fourbi tout autour. » Je compris entre les mots que si George le tutoyait et l’appelait par son « petit nom » en exigeant la réciproque en signe d’amitié, il serait bien déplacé de ma part de le snober, n’ayant, malgré mon livre, pas le centième de ses mérites. Il me demanda si je pouvais le lui prêter — comme s’il n’avait eu le temps d’en prendre la mesure avant qu’il me soit dûment remis. Je prétextai que ce n’était qu’une épreuve à corriger, attendue par mon éditeur impatient qui fustigeait mon usage « dilettante » de l’imparfait du subjonctif. « Richard, la concordance des temps n’attend pas ! Je vous suggère d’organiser un festival à ce sujet, une année sur deux, une biennale de l’imparfait du subjonctif où l’on décernerait le Circonflexe d’or. »
La visite de l’élu (Richard) m’avait ragaillardi. Je ne me connaissais pas cette verve qui était le quotidien de Nicolas, ou de Florence, souvent à mes dépends.
244.
Nicolas et Denis jouaient aux autos miniatures sous les arcades — toute l’histoire de Fiat depuis 1899, cadeau de Florence — quand Richard s’en retourna, sans qu’il se ravisât cette fois-ci. Il fit en passant quelques doctes commentaires sur la Topolino « la 500 d’avant la 500 », et les invita à venir voir la sienne 100 % authentique, « grandeur nature si j’ose dire », quand bon leur semblera. Je me garde d’y voir une proposition suspecte où Nicolas aurait reçu mission.
245.
Je vois désormais le grand œuvre de George sous un autre angle : aurais-je été attiré ici pour en être son client ? Ma propre œuvre putative (sic) aurait-elle quelque relation avec la sienne ? Nicolas l’a si bien cachée que je concluais qu’elle était très bien où elle était, hors de portée, invérifiable, comme si ce fut une hallucination.
246.
Richard Meyer nous avait abandonné ex abrupto (selon lui) non pas qu’il s’ennuyât avec nous mais parce qu’il était attendu pour célébrer un mariage, un bonheur chaque fois renouvelé pour tout bon maire — surtout à la campagne car ils font ça à la chaîne dans les grandes villes — qui fût soucieux de rhétorique et de beau langage. Il nous proposa, sachant bien qu’on ne lui refusait rien après un discours bien senti, de le rejoindre au repas de noce. Je m’excusai de préférer ne pas, prétextant un régime draconien. Il me plaignait sincèrement bien qu’il s’étonnât que les maigres y fussent soumis, car s’il avait connu pareille épreuve, c’était pour des causes opposées, « comme vous pouvez le constater de visu ».
Florence et les enfants représenteront la famille. Pour une fois ils serviront ma diplomatie.
247.
Les préparatifs à cette noce de campagne furent rondement menés, c’est-à-dire à la Mary Poppins. Que Florence passât pour ma femme ne me gênait pas ; où mieux laisser planer une telle ambiguïté qu’à une noce ?
Je n’eus pas droit au détail de la fête : ni menu, ni programme musical, ni décoration, ni blagues, ni murmures dans les fourrés, ni discours du maire, ni bans, ni description de la mariée par le menu…
248.
Nous avons simplement su que ça s’était terminé par une partie de pêche, « à taquiner le goujon » aurait dit Richard, quand le trio revint, trempé aux deux tiers — en tenant compte que Florence était sèche, les nymphes ne se mouillant jamais. L’innocence de Denis faisait plaisir à voir, quand Nicolas, dans ses allures de soldat, était fier de ses prises records.
249.
Sous la houlette de Florence les enfants exécutèrent une bouffonnerie de grand style en guise de spectacle de départ (la rentrée approchait). Ils mimèrent l’ensemble des événements de leur séjour, imitant tous les personnages visibles et invisibles, où la noce fut mise en évidence, comme la visite de l’Élu qui descendit des cintres avec sa haute fonction en bandoulière sur un ventre surmatelassé, et son nom imprimé dans le dos (M. Meilleur), l’Artiste fantôme (en fantôme dans un drap maculé de peinture) et l’ensemble des conspirations (le Dragon) qui, à condition de savoir les décrypter, étaient mises en lumière.
J’y appris où était « planqué » le Livre.
XIX. La diversité dans la vision
250.
Encore trois kilos et je pourrai rentrer à mon tour — les enfants étant partis avec Florence, sans Graziella qui ne pouvait m’abandonner « si près du but ».
En attendant nous cherchons le livre en traduisant tant bien que mal le rébus de mes petits bouffons : il était près d’une porte ayant un lien avec une croix, voire un Jésus semble-t-il, et une ou des bouteilles (de rhum si j’en crois les larges coups de machette et l’ivresse qui s’ensuivit), à moins que le jésus fût déjà une bouteille. Eurêka !
Mon livre était dans le coffre à apéritif. Une chance que M. Meyer nous fît l’honneur de sa visite au moment du café.
251.
Graziella en fera son affaire, redoutant que la vérité ne me bouleverse au regard de mon état encore précaire, cela dit sans que je suspecte la moindre ironie. Mon nom (ou peu s’en faut) figure bien en couverture, dans le titre calligraphié en belle anglaise — Le Choix d’Ernest, volume 1 —, où l’auteur n’est pas mentionné explicitement, même sous l’initiale D. Il s’agit d’un manuscrit grossièrement tapé à la machine, pas davantage. Le colis lui-même ne m’était pas adressé. George en était le destinataire avec cette dédicace : des légendes dont tu feras bon usage.
Quant à la page qu’arracha Graziella, en douce — elle croyait que je dormais sur ses genoux —, ou bien la concerne et elle souhaite me le cacher, ou bien, à l’inverse, et je ne suis pas au bout de mes ennuis.
252.
Aussitôt après cet escamotage, elle déclara que les enfants lui manquaient, que je leur manquais. Devant mon incrédulité et les trois kilos de déficit que je présentai à sa vue et à son toucher, au-delà de l’objectivité de la balance, Graziella me rappela qu’elle avait décrété cette loi (qui avait déjà fait l’objet d’un amendement), qu’elle pouvait donc l’abolir. Et puis, si je persistais à rechigner, elle saura où trouver ces trois kilos, au gramme près.
La page arrachée serait-elle ce gramme près ?
253.
Nous filons à l’anglaise, à la pointe de l’aurore pour éviter les mauvaises rencontres sur ce mauvais chemin : le fantôme de George qui réclamerait son courrier ; M. Meyer, à la recherche d’une programmation « pointue » pour son festival ; et les frères de Zoto, qui de toute façon, à l’instar des dragons, s’invitent partout où je vais.
L’arbre solitaire m’adressait des reproches depuis son flanc de montagne. Je me mis à penser que cette silhouette léonine m’était familière. La chapelle votive était moins vindicative.
La voiture avait disparue.
254.
Nous soupçonnerions volontiers quelque berger heureux de l’aubaine pour sortir enfin le samedi soir si cela ne nous obligeait pas de se colleter le maire et ses pouvoirs de police, sans compter, autre hypothèse, qu’il aurait pu tout aussi bien la remiser en fourrière comme une vulgaire épave. Étrange conception de l’utopie même si l’arbitraire en est souvent la résultante. Si on pousse un peu plus loin les raisonnements fantaisistes, si Nicolas avait été là, il se serait élancé sur le dos de Superflu (de retour en grâce), armé de son arc à dix cordes (rappelons-nous sa lyre d’Orphée), chez son ami Richard feignant l’impatience d’admirer sa Topolino d’époque. L’élu n’y aurait pas vu malice et nous serions repartis à bord du fleuron de sa collection.
255.
Depuis la position de l’arbre nous comprenons que sa solitude est toute relative, ou plutôt elle apparaît comme un privilège tant le paysage qui l’environne, dans le miroitement matinal où toutes les perspectives s’étirent et s’activent, lui donne une idée crédible de la dimension du monde. A contrario, nos affaires ne s’en arrangent pas. L’hypothèse d’un cierge à la chapelle serait tout aussi farfelue que celle convoquant Nicolas ; si nous nous en sortons, en revanche, pas de doute que notre premier geste sera vers elle.
Je me surprends à fredonner En passant par la Lorraine.
256.
Sans faire la fine bouche, je ne souhaite pas n’importe quel sauveur. S’il s’agit de rééditer l’épisode avec Pier Paolo, le conducteur d’âne, le fournisseur d’ombrelles (au choix : vert pistache ou rose framboise), le sourcier, la providence, le corrupteur, le berger super-héros, ce Jésus aux petits pieds*, sa démagogie envers les enfants et son arrogance virile vis-à-vis de Graziella, autant rentrer à pied, par la Lorraine s’il le faut, quitte à faire des détours.
* selon la légende de la vignette 83.
257.
Beaucoup mieux que nos pieds nos pensées profitent à plein des méandres du chemin. Si nous avions un but, il échappe à toute matérialisation, laissant affleurer des zones indicibles de notre histoire : si une fille était née à la place de Nicolas, elle se fût nommée Chiara, tandis que nous avions eu la certitude que le second serait un garçon. Par où en étions venus là ? La clarté du jour, sans doute, car la superficialité de cette explication va de concert avec la légèreté de notre état d’esprit. La disparition de notre voiture nous conduit vers des contrées inespérées.
Une rumeur à chaque pas plus insistante nous informait que nous arrivions sur la nationale. Il fallait s’apprêter à faire de l’auto-stop — quitte à sauter dans le fossé si une Fiat de collection poignait à l’horizon.
258.
Le chauffeur du bus eut pitié de nous car il a dû enfreindre le règlement en s’arrêtant entre deux stations. Graziella et moi l’en remercions avec un excès de gratitude, tout en croisant furtivement nos regards : elle a aussi reconnu en lui une des quatre cent treize reproductions que nous avions eu tout loisir de détailler là-haut. Barbe et moustaches en pointes, teint rubicond, noblesse du port, il suffirait de lui ajouter une fraise ; un portrait, ou un autoportrait — auquel cas serait-ce George qui conduisait le bus ? Ressaisissons-nous, à croire que notre longue marche à jeun a des effets hallucinatoires.
Il nous comptera le billet depuis la station en amont bien que notre apport soit tout bénéfice, par le triplement du taux de remplissage, pour la régie départementale quand on songe aux menaces qui pèsent sur le transport collectif ; je gardai l’argument pour moi. L’autre passager encogné au fond du bus et dans son bouquin serait un espion si le bus parcourait non pas des campagnes candides mais des territoires à enjeux stratégiques. Ne lisait-il pas mon livre ?
259.
Ces fantaisies paranoïaques s’effacèrent bientôt ; bercé par le roulis d’une route indisciplinée bien que nationale, je m’endormis en paix. Quelle bénédiction ! Toute la famille était réunie dans l’harmonie et banquetait autour d’une profusion de fruits magnifiques cueillis dans les vergers qui s’étageaient en contre-bas de la villa, tel Le Jardin des Hespérides de Poussin vu par l’encadrement de la fenêtre qui baignait notre chambre. Richard Meyer présidait cette inauguration du premier festival de l’utopie. Denis surpassait en gaieté toute l’assemblée, l’entraînant dans des bacchanales endiablées.
260.
Un détail qui clochait me réveilla (avec un furieux mal de crâne) : Nicolas n’était plus parmi nous. En revanche une petite fille me regardait avec insistance. Chiara ?
261.
Le bus s’est copieusement rempli sans que l’attitude du voyageur du fond varie d’un pouce mais l’arrêt suivant vit monter un personnage en tenue de cavalier qui alla s’asseoir en face de lui. Ses airs de grand seigneur, de grand seigneur anglais de surcroît, détonnaient dans un autobus. Leur conversation se fait à voix basse. Elle doit tourner autour de mon livre. D’ici qu’ils se disputent à cause de la page manquante !
Ma théorie du complot se nourrit là à peu de frais. Il serait temps que nous arrivions — avant de voir monter Richard Meyer, George, D.,les frères de Zoto, et consorts.
262.
Les prochains passagers n’étaient pas ces personnages tant redoutés. Ces deux garçons à la mise très soignée, qui pourraient être les fils du cavalier, restèrent debout à se faire admirer — ou envier — par une bonne partie des voyageurs. Leur fatuité me déplut, d’autant plus que Graziella n’était pas la dernière à jeter des regards sur ces deux poseurs. Y voyait-elle une projection de nos deux garçons dans dix ans ? Nous serions alors devant le plus redoutable des périls auprès duquel le gibet des frères de Zoto passerait pour une farce de collégien.
Petit à petit, je compris que tous se rendaient à une fête.
263.
Du vide inquiétant du début où j’attribuais à l’unique passager un rôle hypertrophié, jusqu’à maintenant où la capacité du bus est à saturation, avec comme corollaire une chaleur altérante, notre inconfort avait changé de nature. Je comprends à présent que le taux de remplissage ne pouvait inquiéter les édiles départementaux et par là-même la situation professionnelle du chauffeur. Quand il ralentit pour le prochain arrêt, aucun passager ne manifesta son désir de descendre alors qu’un nouveau prétendant faisait signe au chauffeur. Cependant, lui, modeste porteur d’eau fut célébré comme un héros.
264.
Sérieux comme un pape, il dégageait un air d’innocence confondant en nous servant à boire. Où les deux fats se posèrent en gentlemen et tout le monde à l’avenant — ou presque : si notre premier et inquiétant compagnon en remplit sa flasque là où on imaginait un pur malt d’Écosse, son interlocuteur fit bande à part en clamant à la cantonade, perdant là tout vernis aristocratique, que sa religion ne lui autorisait qu’en glaçon dans un grand verre de bourbon, et, à la limite de la doctrine de la foi, pour ses ablutions.
265.
Les baies se sont voilées d’une buée qui laisserait entendre que nous entrions dans des contrées plus froides, ou que la température chuterait soudain avec la tombée de la nuit. Avec ce flou, le reflet qui devrait nous correspondre, à Graziella et à moi, évoquait davantage un roi et sa reine. Serions-nous donc attendus à la fête dans cet équipage ?
266.
Que cette fête au bout du chemin soit déjà celle de l’utopie contreviendrait aux lois de la mesure du temps. Certes le voyage était interminable sans toutefois dépasser une journée — quoique je n’en jurerais pas. Or l’organisation d’une manifestation d’aussi haute volée réclame un minimum de préparations. Nous avons eu tort de considérer les ambitions de M. Meyer comme des châteaux en Espagne.
Depuis quelques kilomètres nous dépassions une litanie de pèlerins endimanchés qui finit par former une queue. Les passagers du bus s’y associèrent dès leur descente, suivis du chauffeur. Graziella et moi en fûmes écartés.
267.
Cette foule m’attendait pour la dédicace de mon livre. Et chacun d’espérer un volume II au plus tôt, et chacun d’espérer s’y retrouver, comme la rumeur le promet, d’une manière plus ou moins flatteuse mais qu’importe, en larron sous un gibet ou en prince héritier dans ses pompeux atours — ou en sous-entendu.
XX. Le miroir de la nature
268.
Si l’hôtel de ville, pavoisé à l’image d’un palais royal un jour de couronnement, était entièrement dévolu à la gloire littéraire d’Ernest, je n’y suis pas pour grand-chose. Vue de loin, la situation est peu crédible. Comme Ernest la vit, elle est incroyable.
Quant à moi, je m’en tiens à mon rôle de scribe scrupuleux. D’un récit réaliste, intimiste, nous sommes passés à un registre plus pittoresque — voire onirique penseront certains exégètes. Si cela devait se confirmer, le volume II tant attendu n’en sera que plus attrayant.
269.
Un munificent banquet s’ensuivit où se mobilisait le conseil municipal — y compris les élus d’opposition comme Richard Meyer le souligna, cette ouverture étant un premier pas vers l’utopie, dit-il sans rire, avant de promettre une surprise qu’il qualifia de « cerise sur le gâteau ». Il avait cessé d’être le centre de l’univers (l’univers incarné en gâteau), s’il le fût jamais. Totalitairement exposé, puis totalement invisible.
Une rumeur courait les tables, murmurant le nom de George, comme si un saint se proposait de nous visiter.
270.
Quand le voisin de Graziella (le premier adjoint) relaya l’information, celle-ci avait perdu son caractère sacré au profit d’un propos plus séculier, une malice, voire une grivoiserie. Aussi est-ce ainsi qu’Ernest voulut l’interpréter pour saisir Graziella et l’entraîner vers la sortie.
271.
D’une ambiance l’autre, la rupture fut radicale : une saturée contre l’autre dégagée par une brise de mer. La marée basse au petit jour accentuait l’immensité de la baie ; et au-delà, l’illimité. Ajoutons quelques voiles, des mouettes, goélands et cormorans, la surprise de se retrouver dans cette atmosphère maritime les étourdit.
Bien sûr la voiture ne les attendait pas en face de l’embarcadère. Y pensaient-ils seulement ? Grâce aux horaires des bacs et des marées — affichés à côté de la publicité bariolée pour sa signature de la veille —, ils se sentirent élargis, comme il est dit d’un prisonnier retrouvant le large. Qu’importe sa direction, ils embarqueront sur le prochain.
272.
Ils étaient les seuls. Personne ne monta à leur suite. Pas le moindre retardataire à bout de souffle, ni de suspect dans un recoin à les attendre (filature avec anticipation), qu’un absurde soupçon pût leur faire accroire que ce fût moi. Le pilote maugréait en s’agitant pour conclure les opérations au plus vite, sans le soutien de quiconque, stigmatisant vertement l’incurie des autorités locales. Quand ils dépassèrent le dernier moulin à vent à la pointe de la falaise — Nicolas y aurait vu des harpes éoliennes —, ils surent que le cap exigeait le grand large.
273.
Si je me concède une qualité, elle serait de n’être jamais pris au dépourvu. (Je m’en tiendrais là pour cet autoportrait — outre que ce n’est pas le sujet — car l’équilibre des ombres et des lumières n’y est pas garanti.) Mon goût pour le clair-obscur s’oppose à celui d’Ernest, qui s’inquiète dès qu’une ombre se profile sur le bout de son nez ; il y voit une tache indélébile.
Je me trouvais là, sur le quai, dans l’impatience de recevoir un colis (ma fâcherie avec la postière était consommée). Graziella me remercia de m’être dérangé. Ernest aurait préféré échouer sur une île déserte.
274.
Le capitaine du Jean-VI-&-VII me prit à part pour me remettre le colis (je lui donnais du capitaine pour atténuer mes torts de l’obliger à cette piraterie). Je signai le bordereau en le gratifiant comme il se doit (les honneurs ne suffisent pas), entre six et sept livres de royalties, ça vaut bien ça pour le « petit supplément ». Ernest et Graziella le remercièrent à leur tour, exprimant cérémonieusement leur satisfaction, à défaut d’une sincérité entière. Digne, ajustant le col de sa veste d’uniforme rutilante pour camoufler le subreptice glissement des royalties vers sa poche intérieure, il s’en retourna à bord.
Le Jean-VI-&-VII achevait sa manœuvre de départ. Le choix d’Ernest de sauter sur le pont dépassa mes attentes.
275.
Lequel de nous deux devait se sentir le plus largué ? La main en visière, avec Graziella nous le regardâmes s’éloigner sur une mer de mercure, au rythme d’un mièvre poot-poot, le sillage décrivant une parabole pour dépasser au cordeau la pointe du moulin (l’inévitable métaphore maritime ne me vint pas à propos, faut-il le regretter ?).
Quant à savoir qui d’Ernest ou de moi est le débiteur de l’autre… S’il croit être impitoyable vis-à-vis de moi, en instaurant une fois de plus un embargo, le contenu du colis prouve à l’envi que la pénurie d’information n’a jamais été rédhibitoire.
276.
Il est clair que la réconciliation n’est pas à l’ordre du jour. Je pourrais la décrire ici par anticipation qu’elle prendrait, par contraste, une dimension pareille à celle de David et d’Absalon. Actualité oblige, je m’en tiendrai aujourd'hui à Graziella abandonnée telle Armide par Renaud — avec quelque chant sublime à la clé.
277.
Graziella s’enferma dans le mutisme — y compris en présence des trois carpes vexées qu’elle coupât à la causette rituelle — comme si, au-delà du dragon je devenais bouc chargé de tous les péchés d’Israël ! Je lui offris pourtant du thé Oolong et la société d’un christ prêchant, en bois polychrome sculpté par les Guaranis des missions jésuites du Paraguay, en écoutant le Membra Jesu Nostri de Buxtehude, dans le réconfort éprouvé de ma bibliothèque.
Elle préféra guetter le retour de son Renaud du haut la falaise — mon domaine, pourtant haut perché, tourne radicalement le dos à la mer — ou, à défaut, l’arrivée de la prochaine navette. Elle ne pouvait savoir que le capitaine écarlate ne desservait mon comptoir qu’à la demande, en contravention avec l’article premier du règlement de la compagnie.
278.
Je voulus soustraire Graziella à sa mélancolie en lui racontant un Ernest inédit, que je présentai comme des morceaux de choix, depuis le repas de son baptême jusqu’à celui de ses noces où j’intriguai pour que le menu fût à l’identique, ou comment je fus choisi comme son parrain à la suite d’une petite annonce dans Libération : ch. parrain sach. écrire b. conn. hist. de l’A. bp imagin. requ., ou combien…
Graziella ne se retournait pas, feignant l’indifférence, ou bien en avait-elle déjà connaissance ? par quel truchement ? Il est pourtant bien entendu — c’est écrit noir sur blanc — que j’ai le monopole ad æternam de la légende familiale.
279.
Vaincue par le vent et l’érosion de la falaise, Graziella avait trouvé refuge côté Guadalquevir, au bord d’un étang entouré d’arbres qui eût fait un gentil Corot. Je la laissais à sa solitude, avec mon vieux William réputé pour son arthrose et sa qualité d’écoute, qualifié comme personne pour compatir à son chagrin.
De toute façon, j’ai mieux à faire que d’inventer des sottises pour la dérider : où en était Ernest ?
280.
« C’était bien du homard ? » Bien que je me vante de n’être jamais pris au dépourvu, cette sortie de Graziella me désarçonna. « Oui, juste avec un peu de citron et un entre-deux-mers. » On détailla jusqu’à tard dans la nuit ce fameux repas où je signalais les rares nuances avec celui de référence — outre l’évolution du statut d’Ernest.
281.
Désormais l’attitude de Graziella montrait quelqu’un qui fait « contre mauvaise fortune bon cœur ». Chaque matin elle passait à la poste — elle et la postière furent vite en sympathie — et, qu’elle ramenât ou non du courrier, elle ne manquait jamais de rapporter un bidon de lait frais de la ferme des Hollandais — bien qu’un nuage suffît pour troubler la surface du thé (pour tremper, avec la crème elle fabriquait des galettes fines comme du papier). On peut supposer (je suis là pour ça) qu’elle ne faisait pas ça pour mes beaux yeux ; si Ernest lui écrivait, elle le gardait pour elle.
XXI. La puissance et la gloire I
282.
L’escale suivante du Jean-VI-&-VII — officielle ou pas — interrompit mon tête-à-tête avec l’officier de marine au verbe plus flamboyant encore que sa vêture, et aux théories singulières pour sa fonction quand il estime que « de toute façon tous les chemins mènent à Rome ». Le cabotage sur les côtes anglaises était de son seul ressort, lui « seul maître après Dieu ». Après quelle Baleine blanche courait-il ? Montèrent à bord toute une troupe de randonneurs exténués qui s’avérèrent être, après un petit somme réparateur, des pèlerins exaltés.
283.
Qu’un bateau soit une nef ne justifie pas nécessairement qu’il se croient obligés de chanter en chœur, sous la voûte céleste tant qu’à faire, s’accompagnant à la flûte et à la guitare, des chansons indigentes bien que sacrées — de quoi me faire regretter la sérénité de la bibliothèque de D., comme ses goûts musicaux très sûrs, et surtout la harpe de Nicolas séduisant tous les animaux jusqu’au dragon.
284.
Bien que le capitaine m’eût déclaré une amitié à toute épreuve — j’étais alors son seul interlocuteur —, la chorale bénéficia aussitôt de sa complaisance car ils étaient de beaucoup plus nombreux. En attendant une porte de sortie, je dus en rabattre sur mes revendications. Rien dans mon attitude ne trahissait mon agacement, je m’installais en proue afin d’échapper à leur mission prosélyte, guettant une crique, même inhospitalière, qui aurait fait mon salut. Nulle part, devant tant de bonté, je ne me suis senti plus mal à l’aise. Il aurait suffi que la musique fût bonne pour que mon inclination mystique s’éveillât.
Nicolas, j’imaginais te voir surgir chevauchant par-delà la ligne d’horizon, une armure invincible bombant ton buste, accompagné de ton frère hurlant de piquantes insanités désintégrant le chœur des dévots, et m’attraper à la volée comme les indiens Cherokee. Ignorerais-tu encore que tu intervins de même avec constance pour m’arracher au charnier des frères de Zoto.
285.
Fort de ces visions enchanteresses, fouetté par le vent, piqué par les embruns, je concevais que ce voyage, pénible par bien des côtés, m’apparaîtra bientôt dans ma vie comme un apogée quand cette extase en restera le seul souvenir.
286.
Je sursautai quand le capitaine, de nouveau affable, me proposa de rester là à demeure en guise de figure de proue. Grâce à ce détail de choix, le Jean-VI-&-VII jouira d’une réputation que le Hollandais volant lui-même n’a jamais atteinte. Ainsi, ajouta-t-il plus guilleret encore, les mouettes ne riront plus sans raison.
287.
Les pèlerins tout occupés à l’adoration du saint nom de Jésus n’entendirent pas cette plaisanterie profane. Profitant de la bonne humeur du capitaine, je lui proposai d’ajouter un codicille au contrat à durée indéterminée, soit une clause de départ, dès que l’occasion de débarquer dans de bonnes conditions se présentera. Il accepta, sans que je puisse interpréter son air espiègle.
288.
On ne servait pas de repas à bord. Les choristes, randonneurs éprouvés, ne furent pas pris au dépourvu, à l’inverse de moi qui dus me résoudre à accepter la charité chrétienne. Après un jeûne prolongé — le capitaine grignotait en suisse dans sa cambuse —, le partage des sandwichs prit une tournure de festin.
289.
Malgré ces quelques plaisirs de bouche — tout relatifs —, je fus soulagé quand ils quittèrent le navire pour retrouver le chemin de Saint-Jacques (ou Rome, ou Jérusalem). J’aurais pu en profiter pour débarquer comme promis si le capitaine n’avait pas entrepris de me raconter par le détail sa vie d’autrefois, à pêcher des perles en mer Noire au péril de sa vie. Pour me convaincre de l’écouter au-delà du premier port venu, il me proposa de me conduire où je voulais — et de partager son casse-croûte. Son art consommé de feuilletoniste aurait pu lui épargner pareille promesse.
290.
Quinze jours plus tard je débarquai à Venise, au pied de San Giorgio Maggiore, dans la tradition des otages hors de prix des pirates mahométans. J’avais largement payé la rançon en comptant les perles de son récit. Il me restait à ne plus me laisser phagocyter par D., à goûter pleinement de cette liberté, à tourner la page. Ce San Giorgio serait-il celui qui terrassa le dragon ?
XXII. La puissance et la gloire II
291.
Graziella rapporta ce matin de la poste une carte postale muette, avec un Corto Maltese aquarellé sur fond de lagune aux reflets mordorés ; elle en oublia le bidon de lait. Je la soupçonne d’en avoir reçu une en primeur car elle affiche depuis une semaine une humeur gracieuse — surtout auprès des carpes à qui elle confie ses secrets en ignorant qu’elles me le rapporteront fidèlement. Je l’en avertis sur le ton de la plaisanterie afin qu’elle n’en croie rien : le miroir du bassin enregistre les ondes qu’elle émet en chuchotant. Louis XIV ne faisait pas autrement pour contrôler ses courtisans, comme elle pourra le vérifier en relisant Saint-Simon.
Cette carte postale fut suivie d’autres, sans plus de discours, dont les cachets de la poste indiquaient qu’il rentrait chez lui par petites étapes, à pied semblait-il.
292.
L’automne s’affirmait résolument quand Graziella partit sans me saluer autrement que chaque jour quand nous nous croisions dans l’allée qui mène à l’étang, par un courtois signe de tête, d’ombrelle ou de chapeau semblable à ceux échangés par deux promeneurs au jardin des Tuileries. Pour l’heure du thé, j’avais ramassé une brouettée de feuilles mortes pour lancer une belle flambée, sans quoi nous serions tétanisés par l’humidité comme des vieillards grelottant malgré les performances sans égal de leur plaid en shetland. La mélancolie de William confirma que son retard à notre five o’clock était une absence définitive. Pourtant, selon le rythme de chemineau que les cartes postales m’indiquait, Ernest était encore loin de son but ; aurait-il opté pour des transports plus bourgeois ?
293.
Libre à eux de m’imaginer, désemparé, surveillant le lointain depuis le belvédère, l’hiver durant, bravant les vents cinglants, résistant aux onglées, aux engelures et à la pneumonie, allumant des feux de détresse dans l’espoir qu’une flottille vienne à la rescousse. Avec ces images d’un romantisme kitsch, je leur prête un intérêt pour ma personne peut-être exagéré, celui que je leur octroierai dans les mêmes circonstances. N’inversons pas les rôles. Ils s’empressent de m’oublier dès que leur vie retrouve son aimable train-train. Ils pensent parfois à moi comme à un parent excentrique mais attachant, quand les enfants s’en inquiètent avant leur anniversaire. Sinon, sans cette amnésie, je ne pourrais conduire ma tâche à terme.
294.
Maintenant que Graziella est partie, l’escalier qui descendait du belvédère au Guadalquevir, en faisant la cour à la cheminée sur un tour et demi, avec des irrégularités de tempo déroutantes, n’y monte plus ; le tea time est sans nuage et sans galette en papier ; William est mort.
295.
La condamnation de cet escalier qui le privait de la moitié de ses attributions est toute provisoire. Je ne doute pas que Florence, qui ne manquera pas de venir me surprendre un jour ou l’autre avant que j’en aie terminé, le restaurera dans son rôle en y ajoutant quelque extravagance imitée de viennoiseries, comme d’athlétiques cariatides, afin, me dirait-elle, que j’en finisse avec cette austérité de moine copiste qui sied mal au deus ex machina qui sommeille en moi.
296.
Sans plus attendre, je vais engager des travaux qui feront du monastère, après ma sortie, une résidence d’auteurs consacrée à l’allobiographie et à l’allofiction (j’ai vérifié que ce concept était encore en friche — seulement trois entrées sur Google — et en ai déposé le copyright mondial) en s’appuyant sur les ressources sans égales de la bibliothèque et l’équipant des technologies d’écoute les plus sophistiquées. Je souhaiterais que Nicolas l’inaugurât. Dès aujourd’hui, sans convoquer le fait du prince, ses aptitudes le donnent comme favori numéro un…
297.
Je laisserai aux carpes le soin de pérenniser l’esprit du lieu en bonnes gardiennes du temple. Elles me précédèrent, elles m’accueillirent, elles écoutèrent, enregistrèrent, elles resteront dans le rôle qu’elles se sont assigné de toute éternité, fidèles à elles-mêmes. Bien qu’elles soient muettes, leur parole est d’or.
Si Nicolas poursuit le développement de la résidence par de savantes mises en abyme à engloutir le meilleur des Borges, le miroir aux carpes devra en être l’épicentre.
XVIII. Le siècle des Lumières
298.
Ernest ne se doutait pas de l’avenir que je préparais pour son aîné. De retour chez lui, accueilli par le printemps, ses fils et ses femmes, les copains de ses fils, les copines de ses femmes, les amants d’icelles, lors d’un divertissement champêtre où toutes les conventions sociales vacillaient comme à carnaval — son passage par Venise avait aiguisé les imaginations — la stupeur le paralysa avant qu’il entrât vaillamment dans la danse où le marivaudage était la règle du jeu.
299.
Le soir venu, désignant les étoiles pour illustrer son propos, il raconta son aventure sur le Jean-VI-&-VII qui se révéla être, dit-il en souriant, son chemin de Damas. Devant l’incrédulité générale, il précisa qu’il fallait se garder d’interpréter cela comme une épiphanie mystique (on lui en a déjà que trop attribué de ce côté-là), mais simplement comme la révélation de sa “Qualité” — entre guillemets, dit-il en papillonnant des doigts, mais avec un Q majuscule !
Toute l’assemblée se tourna vers Denis et Nicolas qui, de toute évidence, auraient dû glousser.
300.
Préférant patauger dans la gadoue, ils ne suivirent pas le mouvement de foule quand l’orage, soucieux de morale, interrompit cette fête galante. Ils se regroupèrent à l’intérieur de la grange désormais restaurée selon des principes londoniens que je me targue d’avoir suggéré, préservant la lumière quelle que soit sa prodigalité.
301.
Ernest ne fut pas le moins surpris que de Cendrillon la grange devînt princesse s’appuyant sur six colonnes. Certes on avait profité qu’il eût le dos tourné, mais il ne se souvenait pas d’avoir convaincu son banquier — non plus que pour le financement de ses diverses odyssées. C’était la première fois depuis longtemps qu’il s’inquiétait de la question financière. Je préfère lui cacher pour le moment le comment de cette multiplication des pains.
302.
Désormais, pour descendre à pied à l’école par la prairie, les enfants pouvaient compter sur le pont aux cinq arches remis d’aplomb lui aussi, dans sa forme originelle du XVIII e, leur épargnant de contourner le plan d’eau. Cette nouveauté, par sa transparence, condamnait le chemin des écoliers. M. Maggiori s’en félicita ; c’était un homme à cheval sur les horaires — une image dont les enfants ne se lassaient pas d’illustrer, surtout quand il clamait que ce n’était pas une précision superflue. Il l’emprunta aussi pour faire part d’un nouvelle performance de Nicolas.
303.
Alors qu’il assurait à Ernest et Graziella que tout allait bien, qu’il fallait surtout ne pas s’affoler, ces prolégomènes lénifiants étaient contredits par le froncement de ses sourcils et la crispation de sa mâchoire. Bien que chacun eût reconnu le talent précoce de Nicolas, on ne pouvait décemment pas invoquer ici la liberté ontologique de l’acte littéraire. M. Maggiori se demandait seulement où il avait pu bien pêcher le mot libertin en réponse à la question « Que voudriez-vous faire quand vous serez grand ? », et plus précisément « une carrière de libertin ». Pour ma part, j’aurais plutôt prêté à Denis ces dispositions.
Je vois d’ici les regards courroucés chargés des pires soupçons se porter sur moi. Soit ! il ne m’est pas désagréable de couvrir Florence.
304.
Je ne contesterai pas que Nicolas m’ait emprunté certains traits pour se projeter dans cette carrière. Il n’est qu’à chercher sur la toile l’image répondant à mon nom : si ce personnage n’est pas moi, je me reconnais volontiers en ce lecteur emperruqué, poudré pour masquer sa funeste mine, accaparé par un gros in-octavo des plus suspects, fleuron de ma fameuse bibliothèque vaticane — fameuse, aussi, pour son second rayon.
305.
M. Maggiori éclaira la lanterne d’Ernest et Graziella, septiques, en précisant que la petite fille décrite était la voisine de Nicolas, séparée de lui par les cartables à roulettes et la travée centrale : une petite demoiselle rêveuse qui n’aimait rien tant que son chien, jusqu’à l’amener un jour caché dans ses affaires. Tout cela n’émut pas les parents dans le sens espéré par M. Maggiori. Le libertin qui sommeillerait en Nicolas n’est encore qu’un novice chamboulé par ses premiers émois.
306.
L’affaire se corsa quand elle snoba l’invitation à l’anniversaire des douze ans de Nicolas. Il se tira d’affaire sur le ton de je-t’aime-moi-non-plus, feignant un détachement de bon aloi. Cette feinte ne concernait que ses parents et son frère — et Florence — car cette péronnelle était la seule invitée (hors de question qu’elle affrontât les figures des frères Murillo, ou de Raphaël, tout aussi zigotos que les frères de Zoto).
Elle débarqua le lendemain dimanche, parée d’une toilette très étudiée, des escarpins au chapeau à rubans, alors que cette seconde fête était réservée aux garnements sus-cités.
307.
Cet équipage sophistiqué se mit vite au diapason des divertissements champêtres qui s’ensuivirent : le chapeau ne résista pas à l’allure débridée de la virée en carriole pilotée par Florence — c’est-à-dire à l’italienne —, la robe à froufrous aux barbelés et les escarpins aux fondrières. Elle n’y trouva pas matière à se plaindre. En revanche Nicolas y trouvera sûrement matière à écrire d’une plume alerte, en me réservant l’exclusivité des bonnes feuilles sans en référer à M. Maggiori, indécrottablement scolaire.
308.
Après ces fracassantes cavalcades à fendre le paysage, tous se retrouvèrent autour du gâteau, où une certaine religiosité se le disputa au dyonisiaque : on y dit les bénédicités, sous la houlette de la demoiselle de cœur de Nicolas. Le libertinage, comme mon héros l’ignore encore, n’en aura que plus d’agréments.
309.
Que Nicolas fût si candide en matière amoureuse donne à cet épisode un caractère foncièrement gai. Nul doute qu’il saura en faire bon usage, au moins littérairement, avec plus de verve que moi qui ressasse toujours le même numéro, me réfugiant pour donner le change derrière un vocabulaire riche mais parfois vieilli, comme certaines tournures.
Frigorifié malgré Walter sur les genoux (je m’étais résolu à remplacer William par un chat, pour l’appétence de leur espèce envers la littérature, dit-on) profitant savamment du double plaid en shetland, plutôt mal que bien calé dans son voltaire, se serrant au plus près de la cheminée bien impuissante, malgré sa taille, à contrecarrer le froid qui s’invite à travers les bâches — sans compter le vacarme des travaux — le dragon hiberne en attendant de meilleurs jours…
310.
Le parc lui-même ne me soustrait pas à la mélancolie du promeneur solitaire dont la philosophie se résume à se mêler de la vie des autres. Mon Guadalquevir avoue son imposture ; il n’est qu’un pauvre ru au lit étroit qui tourne et se retourne sur lui-même pour se sortir d’un sommeil de plomb — là où j’avais pensé l’or. Ses abords, qu’un avatar rarissime de la lumière anglaise avait fait dire à Florence qu’il n’avait rien à envier au Tivoli, ressassent toujours le même numéro, se réfugiant pour donner le change derrière une végétation riche mais désormais défraîchie, comme certaines lectures.
Prenons garde, le dragon en oublierait sa vocation d’allobiographe détaché de soi pour ces pitoyables jérémiades autobiographiques.
XXIV. Rupture dans la tradition
311.
D., pour Nicolas, hormis une irréductible vocation dragonesque dont les effets cependant s’estompent avec l’âge (de l’un et de l’autre, dans des proportions à préciser), passe avant tout pour un fidèle du spectacle sportif ; il développe une théorie qui donne son rapprochement des temples de Wimbledon et de Twickenham pour tout motif de son installation ultra-manchote. Selon moi il choisit cette colline comme point de chute après qu’il eut rencontré le trio des carpes, dont le silence n’est jamais que la meilleure réponse à sa propension à ramener sa fraise à tout propos, et la qualité de leurs sauts un prétexte à jouer les bookmakers.
312.
Tailler un costume pour l’hiver à mon cher parrain, de coupe anglaise of course, était devenu sport national à la maison. Denis n’était pas le dernier dans la course mais, bon garçon, il me soufflait les réparties pour m’éviter la cuiller de bois. Florence — qui aime bien châtie bien — affirma que la science de D. n’était constituée que de sornettes collectées au hasard de lectures que démonterait en cinq secs le premier thésard venu.
Les colonnes du temple chancellent un peu plus à chaque saillie mais hors de question qu’il s’effondre tout à fait — et la roue de continuer de tourner.
313.
Nous savions par Nicolas, désormais son seul interlocuteur « sérieux », que D. s’était lancé dans un chantier pharaonique. Par petites touches, avec une espèce de système de rébus, il en laissait entendre l’objectif : que ce presbytère en ruine qu’il acheta au peu scrupuleux marchand de biens Soane & Co qui la vendait comme maison de campagne à vingt minutes du cœur de Londres (avec les carpes en bonus), mais qu’il fut le seul à en percevoir l’aura, devînt à terme un temple dédié à la République des Lettres (et non au spectacle sportif) comme un sculpteur dégagerait une œuvre d’un bloc de pierre inanimé.
314.
D’ici cent vignettes nous en aurons fini avec toutes ces incertitudes écrit-il à Nicolas qui imagine cela comme un album Panini à compléter. À Graziella comme à moi, cela rappelle plutôt le grand œuvre de G., qui se rangerait parmi les rêves si nous n’en avions le même exact souvenir.
Pour éclaircir notre lanterne — expression dont il abuse en précisant à l’envi qu’il est un homme des Lumières pour qui en douterait devant l’obscurité de sa démarche, voire son obscurantisme — il cite comme modèle Thomas Jefferson, en soulignant son rôle éminent dans l’enrichissement de la bibliothèque du Congrès. Nicolas se dépêcha de trouver sa vignette sur internet et de la coller dans son album sous le numéro 314.
315.
Cette utopie aurait été sans rivale dans la compétition qui devait accompagner son festival éponyme (avec Licornes d’or, d’argent et de bronze), si nous n’avions appris par Florence — qui avait suivi l’affaire de près — que celui-ci avait fait long feu après que Richard Meyer eut été débarqué par le préfet suite à un vote de défiance de son conseil municipal sous l’accusation infamante de prévarication (sa collection de voitures faisait des envieux).
316.
On le retrouva mort dans sa baignoire. L’hypothèse de l’assassinat fut évoquée avec la découverte d’une lettre où il conviait les enquêteurs à aller fureter du côté de la folie du Lion d’or, où ils sauront débusquer la vérité. Tous les ingrédients étaient réunis dans cette histoire pour qu’elle devînt un feuilleton familial. Chacun y alla de ses soupçons. Des alibis solides étaient souhaitables.
317.
Et puis, actualité oblige, on finira par oublier ce terrible fait divers. Un numéro chasse l’autre comme nous le répète Florence, qui a le chic pour agrémenter notre vie quotidienne depuis qu’elle a installé ses quartiers dans la grange, idéale, dit-elle, pour le travail intellectuel, loin de toute agitation stérile — qu’elle oppose à sa propre agitation. Par temps calme (le sien, pas celui de la météo), protégée par une mantille, assise sur le balcon aménagé pour profiter du panorama, feignant d’être occupée à relire les épreuves de ses Trois rois, elle accueille Graziella à l’heure de la sortie des classes pour répondre aux joyeux moulinets de Nicolas et Denis qui franchissent le pont avant de gravir les premiers lacets du chemin aux ânes (comme l’a baptisé M. Maggiori, sans qu’on sache si une ironie y était cachée).
318.
Graziella ne goûtait pas les visites intempestives de M. Maggiori qui jouait son rôle avec toujours plus d’emphase, comme s’il fallait nous convaincre que nous avions engendré un génie promis au Nobel et qu’il souhaiterait en partager légitimement l’orgueil. Où nous emmènera-t-il s’il continue sur ce rythme ? Y aurait-il derrière son souhait qu’on se tutoie et qu’on l’appelle Ferdinand un syndrome de dévoration ? À en croire Florence — qui s’y entend en la matière — l’instituteur exprime seulement avec grotesque une légitime fierté.
319.
Les enfants s’amusaient de Ferdinand maintenant que Monsieurmaggiori avait abandonné son piédestal. Ils nous firent observer qu’il s’empourprait par les oreilles en présence de Florence, avant même qu’elle lui servît un petit blanc frappé qui achevait sa coloration. Ces détails pourraient avoir leur importance pour une carrière de maître-chanteur.
320.
Même assis, même couché, voire ivre mort, il n’en demeure pas moins que le géant qu’il était aux yeux des enfants — malgré sa faiblesse coupable envers Florence — gardait une stature impressionnante. Dès que le maître officiait dans sa classe, c’est l’écolier qui devenait ou cramoisi ou trop pâle aussitôt son appel au tableau. Nicolas, soucieux sans doute de garder un teint égal, levait toujours le doigt comme volontaire — et de réciter sans qu’on lui demandât l’organigramme complet de l’Olympe associés aux super-héros de la Marvel.
321.
Au grand soulagement de ses camarades et profitant de l’envoûtement de M. Maggiori (on n’ose croire qu’il fût en rien circonvenu) Nicolas savait remonter jusqu’à la création du monde, en faisant d’incessants bonds chronologiques qui auraient dû, bien qu’ils fussent fort savants, horrifier le pédagogue. Mais le charme opérait sans faute(s).
322.
Il concluait à tout coup par delenda est Cartago (appris dans Astérix) en promettant pour une prochaine fois le récit de sa fondation — qui jamais ne venait car les lois de son récit étaient régies sur le mode vagabond d’une broderie d’associations d’idées, où chacun de penser que Nicolas voyait au moins dix coups à l’avance, comme un grand maître d’échecs*.
Après quoi M. Maggiori envoyait tout le monde en récréation.
* ainsi que l’auteur de ces lignes ; se reporter pour vérifier à la vignette 332 (NdA)
323.
Comme chacun sait, finit par raconter Nicolas à M. Maggiori un jour d’hiver joliment pictural, qui vit l’instituteur se pointer à la maison saupoudré de blanc et rougi par le froid (ce qui lui épargnera d’avouer son embarras) — sucre glace sur coulis de framboise —, Carthage a fini par tomber sous les assauts d’une terrible tempête de neige quand sa flotte fut bloquée par une improbable banquise. Il fallait bien que M. Maggiori fût mordu de Florence pour accepter les élucubrations de Nicolas qui, fort de ses « secrets », en usait sans retenue.
324.
Les études de Nicolas se jouaient surtout dans les arbres, avec Denis zébulonnant autour de lui, où il déclamait ses leçons aux oiseaux et chuchotait ses fantaisies aux populations souterraines, parfois accompagné de sa harpe.
325.
Sur le pont aux cinq arches, où Florence risquait parfois sa Fiat quand l’envie lui prenait de quitter son balcon pour aller à la rencontre des bambinos — quand ceux-ci ne pouvaient qu’être fourbus —, on n’en finissait plus de se faire des politesses quant à savoir qui aurait la priorité, du chariot chargé de pommes de terre ou de la petite italienne. Il résulta de ces palabres que faute de pouvoir échanger les chargements (une idée de Nicolas), la galanterie l’emporterait sans qu’un médiateur intervînt, rôle qu’aurait endossé M. Maggiori, peu comptable de ses efforts diplomatiques, si d’aventure il était passé par là, si d’aventure…
Il se trouva que Ferdinand Maggiori passait par là, et qu’il en ajouta aux encombrements.
326.
Alors que s’élevait degré par degré la brume depuis le vallon, on perdit de vue les événements en contrebas. Il fallut alors se fier aux récits des protagonistes afin d’en connaître le dénouement — avant même qu’ils émergeassent de la purée de pois pour les plus pressés qui se faisait déjà entendre pour être sûr d’avoir raison —, quitte à faire la part des choses parmi les témoignages.
L’ensemble de ce qui est rapporté dans ces lignes depuis vingt-quatre chapitres et trois cent vingt-six numéros obéit aux mêmes aléas météorologiques et au même principe dit de Rashomon. Pour citer un exemple mineur, toutes les anecdotes concernant M. Maggiori, à propos des études des enfants ou de sa stratégie amoureuse, relèvent d’un champ particulier qui me parvient par l’internet (et non, comme on a pu le laisser penser, par le truchement ondé de mon baptistère, dans le silence et la discrétion des carpes), Nicolas ne réservant pas ses fantaisies au strict cadre familial.
XXV. La révolution permanente
327.
Dans une démocratie la loi est produite par le débat parlementaire après que les avis contradictoires se sont affrontés. La majorité a raison, et la loi s’applique alors à tous, dans les limites imposées, ici en Angleterre, par l’habeas corpus. Dans cette construction littéraire de quatre cent treize étages (parfois instables), la contradiction est sanctionnée par mon bon plaisir. La seule loi que j’impose est la loi du genre — qui reste à instaurer.
328.
Au sortir du bain, Graziella, enturbannée, s’assied sur le lit couvert d’un drap de lin (ajoutons-y des reflets nacrés). Ernest a commencé sa journée en amenant les enfants à l’école. Florence restera invisible jusqu’à midi. Une lettre est posée entre les deux oreillers : il n’y a ni timbre, ni adresse. Son prénom seulement, de la main d’Ernest, qui a toujours dessiné une jolie queue au z, plus remarquable aujourd’hui que jamais.
Fallait-il qu’elle l’ouvrît de suite ?
329.
L’enveloppe contient une autre enveloppe, de fantaisie celle-ci, d’une ironique fantaisie. Elle est dûment marquée de la croix, à peine esquissée à l’encre bleu nuit, en haut à gauche, qui la signale comme terreur nocturne rédigée par Ernest aussitôt après un réveil brutal sous le feu nourri d’une légion non identifiée, énième avatar du gibet des frères de Zoto.
330.
L’action se situait dans mon jardin de curé que j’ai parfois décrit comme mon Tivoli (quand j’écoute Debussy comme je fumerai de l’opium), avant de dégringoler de cadre en cadre dans celui, radicalement pittoresque, de la villa utopique de G.
Extraire les enfants du lit, verser des céréales dans leurs bols dédicacés, surveiller le brossage des dents et le contenu des cartables avant de descendre avec eux jusqu’au pont aux cinq arches, servait d’antidote à ce funeste feuilleton.
331.
Ernest s’attarda avant de remonter. Il remarqua ce matin-là seulement que le verger réclamait d’être visité, que la saison des fruits s’annonçait prodigieuse. Il glana une poignée de noix qui résistèrent à son attaque, puis quelques pommes d’aspect baroque (tardif) et quelques poires piquant un léger fard sous son regard concupiscent ; il se promit de revenir avec la troupe pour secouer les arbres jusqu’aux derniers aveux.
332.
Encore courbé, il sursauta quand un vigoureux « Bonjour monsieur » interrompit sa rêverie bucolique, comme s’il fut surpris par le propriétaire. Les deux inconnus accompagnés d’un frétillant setter irlandais renouvelèrent leurs salutations. Ils étaient trop bien mis pour de simples vagabonds, sans non plus la fierté walsérienne ou l’arrogance hamsunienne. La suavité de leur politesse la rendait douteuse. Se précipitant, il leur offrit ses pauvres noix qui se répandirent sur le chemin avant même qu’ils réclamassent rançon. Ils les ramassèrent sans façon et poursuivirent leur route sans rien réclamer, selon ce principe : « Ne demande pas ton chemin tu risquerais de ne plus pouvoir t’égarer. »
Aussitôt le dos tourné Ernest entendit murmurer delenda est Cartago. Le doute n’était plus permis : ces deux-là étaient de nouveaux avatars des frères de Zoto.
333.
Ils s’éloignèrent, devisant en latin : « Ecce Ancilla Domini ». Ernest fit rouler en bouche cette formule comme on suce un caillou, pour ne pas l’oublier avant d’en demander la traduction à Florence — aussitôt qu’elle sera levée.
334.
Jouer les latinistes distinguées sur le balcon, en déshabillé aérien, permettait à Florence de soigner son rôle de précieuse qu’elle pratiquait savoureusement. Ne fut-elle pas, tour à tour, la favorite des trois rois ? (« Tour à tour » étant la version soft à destination des parents.) Voilà enfin dévoilé ce qui unissait ces trois souverains ! Ferdinand ne voulait rien entendre — sauf à ratiociner sur la traduction, en se référant à son gros Gaffiot de collégien comme Arthur à Excalibur (Florence étant sa Dame du lac).
335.
À l’époque de gloire de Superflu, quand il remporta le derby d’Epsom à 93 contre un, M. Maggiori eut le privilège de découvrir le talent de Nicolas. Maintenant qu’il s’est ferdinandisé, les paris sont d’un tout autre ordre. Ses chances de succès auprès de la belle au balcon passionnaient les bookmakers maison. Bien que sa cote fût établie à 93 contre un pour laisser une part au miracle, ses efforts démesurés invitaient à la causticité dans les mêmes proportions. Nicolas lui offrit sa harpe en guise de mandoline en sous-entendant qu’il pourrait en jouer sous le balcon pour multiplier ses chances : Deh vieni alla finestra !
336.
Vint le jour de la course, une course sans favori ni outsider, avec un seul concurrent déclaré — pas vraiment déclaré si on attendait un acte de candidature, sauf à penser que Florence l’eût gardé pour elle.
Libre à chacun de voir dans ce récit la marque d’un candidat éconduit qui allumerait un contre-feu à sa propre infortune. Mon influence sur les événements est très exagérée, particulièrement sur ceux qui me concernent au premier chef.
337.
À ses heures, Ferdinand perpétuait la tradition des peintres instituteurs (ou instituteurs peintres pour ceux qu’agace cette qualité de « peintre du mercredi ») ; Florence aurait dû être séduite si elle avait partagé son goût pour les nénuphars. Le plan d’eau, qui justifia au XVIIIe siècle qu’on construisît un pont à cinq arches, était son domaine d’élection — surtout depuis que Florence avait pour sa part élu le balcon. En revanche Denis demanda que son Maître le fût deux fois, et de l’accompagner en dehors des heures scolaires, séduit par son usage immodéré du rose dentifrice.
338.
Depuis sa mésaventure de père Noël — on se la rappellera malgré les quelques années écoulées —, Ernest avait toujours su éviter de perdre ses pas gare Saint-Lazare, ou celle de l’Est, en arguant des explications tortueuses. (Fit-il à cette occasion la connaissance de Florence — en princesse égyptienne adepte des chasses en Sologne et de mariage vénitien —, les témoignages divergent et je me garderai bien de faire la part de choses ?) Mais aujourd’hui il ne pouvait contourner ce souvenir saumâtre. Il devait aller y chercher sa sœur, de retour d’un périple ferroviaire de gare à gare qui culmina à 4818 mètres sur la ligne du Haut-Pérou, dans la stricte fidélité des techniques décrites par Jack London dans Les Vagabonds du rail.
339.
M. Maggiori ne sut plus où donner de la tête dans son costume de Ferdinand. Il aurait voulu inviter Florence au bal de la saint Martin mais comment s’y prendre sans être désobligeant avec la sœur d’Ernest. Les enfants simplifièrent — ou contrecarrèrent — la manœuvre en choisissant chacun une cavalière.
M. Maggiori passa la soirée à peindre sur le motif, à la lumière des lampions, en y introduisant subrepticement un Ferdinand dédoublé. Ernest et Graziella honorèrent tant le rock, la salsa ou la valse, emportés par une machine à remonter le temps.
340.
Le lendemain dimanche, tôt le matin comme s’il n’avait pas trouvé le sommeil (ou qu’il ne l’avait pas cherché), Ferdinand s’installa sur la berge pour observer, dirait-il, les effets du soleil poignant sur la crête, l’irisant dirait-il, quand la grange seule préserve une position nocturne en s’appuyant contre le jour.
Cette réflexion sur le jour et la nuit cacherait-elle une méditation sur son goût paradoxal pour les aventurières ? En tout cas les enfants l’interrompirent bientôt, et il activa promptement ses pinceaux en confondant terre de Sienne et jaune de Naples.
341.
À droite de la grange, sur la citerne réformée qui surplombait l’à-pic, deux fines silhouettes entretenaient un discours gestuel (si paroles il y avait, elles se perdaient en chemin) que les trois artistes interprétèrent avec chacun sa grille de lecture : pour Denis, c’était déjà l’heure de manger ; pour Nicolas celle d’aller rapporter ses commentaires sur l’actualité toute chaude ; pour Ferdinand, celle de devoir être écartelé…
342.
Bien que la saison ne fût plus celle des pruniers en fleur, Ferdinand en peignit un qu’il défolia aussitôt avant de le fondre dans le brouillard, retardant ainsi l’apparition du véritable sujet de la toile : le gibet des frères de Zoto.
343.
Feuilletant de vieux albums de famille, la sœur d’Ernest que ses neveux nommait Tante Lulu (pour Lucie), évoqua leur grand-père Edgar et leur grand-oncle Henri ; elle s’arrêta sur une photo où elle figure en petite robe noire à col Claudine blanc, en compagnie d’Henri, lisant son journal dans son fauteuil, son cigare à la main.
Les enfants trouvèrent qu’il me ressemblait un peu.
344.
Lucie, avant de courir le monde à pied à cheval ou en voiture, chantait-elle, ou en bateau à voile, reprenaient en chœur Denis et Nicolas, usa des dizaines de paires de chaussons dans les cours de danse. De cette rude formation, qu’elle partagea avec Graziella — tandis que Florence joua au football jusqu’en classe terminale —, elle garde un port de tête qui la faisait passer pour bêcheuse par les femmes, pour une déesse par les hommes. L’esprit laïc de M. Maggiori était supplanté par la foi de Ferdinand. On pouvait craindre que cela occasionnât quelques dégâts.
345.
Rien de transparaissait dans le comportement de Lucie qui pût induire des conclusions définitives. On avait beau savoir qu’elle s’envolerait sans prévenir, que personne ne pourrait la retenir, chacun y allait de ses conjectures sur ce marivaudage. Denis était le plus actif sur ce terrain — qu’il découvrait. Il aurait bien voulu que Tante Lulu restât, quitte à épouser M. Maggiori. Nicolas voyait déjà plus loin, comme il me le rapporta, maintenant que sa candeur avait pris du plomb, en y décelant une manœuvre pour attiser la jalousie de Florence.
346.
Que ceux qui ont vu dans mon comportement passé une inclination pour Florence sachent que je suis aux antipodes de ces puérilités. Ça me laisse de marbre. Je ne participe en rien à cette comédie même quand Nicolas m’informe par le menu de chaque épisode ; ils n’ont pour moi qu’un intérêt littéraire dans le cadre allobiographique que je me suis fixé. En ce sens, si je ne suis pas la main de Dieu (inutile et ridicule de le démentir), je Lui envie cependant Son point de vue.
347.
Quand Graziella revêtit un arrangement gris et noir, austérité qui ne lui était pas coutumière — même lors des retraites d’Ernest qui ne nécessitaient tout de même pas qu’elle prît le deuil —, l’ensemble de la famille (et associés) ne sut quoi penser. Les enfants, qui n’avaient jamais connu l’époque du noir et blanc et pour qui un film sans couleurs relevait de la préhistoire (bien que les dessins de bisons et mammouths dans les grottes ne le fussent pas), n’eurent de cesse de lui faire changer d’avis. Elle finit par en convenir et d’avouer que cette expérience n’était qu’un test pour savoir si on faisait encore attention à elle.
348.
Ernest fut le moins concerné par ce manège sentimental, non qu’il s’en sentît exclu, mais il ne se douta de rien. Si l’objectif de Graziella était de l’éprouver, lui en priorité, voire lui uniquement, la réponse était claire. Lors d’une promenade nocturne jusqu’au pont aux cinq arches où elle l’entraîna, quand eau, ciel et terre se partageaient entre bleu et argent, il affirma avec aplomb, après que Graziella eut révélé son expérience, qu’en « tout état de cause » ses toilettes chaque jour l’enchantaient à l’instar des couleurs du jour — et de leur absence la nuit —, sans qu’il eût besoin d’inventer de nouveaux adjectifs à chaque fois.
XXVI. À la recherche de critères nouveaux
349.
Les travaux sont terminés depuis peu. L’escalier à double révolution — il monte dans un sens et descend dans l’autre sans que jamais on puisse se croiser, du sommet de la falaise jusqu’au Guadalquevir — est l’élément paradoxalement crucial de cette utopie. Les futurs résidents sauront m’en être reconnaissants quand, perdus dans leurs pensées, ils ne voudront pas se laisser intimider par le regard de leur sujet allobiographique (ou autofictionnel) — et vice versa.
Nommons sans tarder cet escalier Vice-versa.
350.
À terme, l’ensemble des écrits in situ formeront un tableau composé du palimpseste des points de vue des uns sur les autres, en apparence hyperréaliste, mais truffé d’éléments subliminaux contradictoires ou fantaisistes qui, pris un par un, ne restitueraient pas nécessairement la même montagne.
Ce serait ma victoire posthume.
351.
N’anticipons pas trop au risque de nuire à ma propre démarche qui consiste à observer la montagne d’en face où s’agitent Ernest et consorts, où le désarroi me guette tant les événements s’entrechoquent confusément, se contredisent parfois aussi, sans compter la peur de me répéter. La maîtrise du récit qui m’a longtemps coûté de gros efforts quand j’étais encore dans la force de l’âge m’échappe maintenant avec le poids des ans ou plutôt, « […] quand j’étais jeune encore m’échappe maintenant que je vieillis ».
352.
La grisaille dans laquelle Graziella s’était arrangée (drapée, au regard de la qualité des étoffes), en convoquant sa propre vieillesse pour la conjurer, imprimait une mélancolie nouvelle sur son visage — celui exemplaire d’une madone que nous lui connaissons.
353.
Ces occupations ménagères, auxquelles Graziella s’adonnait sans retenue depuis sa brusque décision de changer d’âge, plaisaient inégalement aux enfants. Si les confitures et compotes faites maison enchantaient Denis, Nicolas les dédaignaient ; les fruits, selon une théorie dont il rebattit les oreilles de toute la maisonnée, devant être ou mangés sur les arbres, ou peints par M. Maggiori. Il est bien révolu le temps où Nicolas jouait comme un chaton avec les pelures de pommes et s’en enluminait pour contrefaire un empereur aztèque.
354.
Laissons pour de bon les Aztèques à leurs affaires dynastiques et suivons la courbe du chemin au-delà du pont, à travers les pruniers qui se partagent le dévers avec les pommiers et les poiriers, en compagnie des enfants et de leur tante du Pérou (qui s’y entend malgré tout en matière d’Aztèques), ce matin-là animé d’une lumière vibrionnante où chacune des couleurs se dissocient, avant qu’elles ne s’embrouillent à nouveau quand faiblit l’acuité des regards.
L’art de Ferdinand finit de perdre son prestige.
355.
Au même endroit, à peu de choses près, pour donner quelque lustre supplémentaire à ces modestes Hespérides, un petit carré de blé jaune s’affirme dans le paysage le temps de se faire regretter tout le reste de l’année. Il séduit plus encore les soirs d’orage, quand il figure avec conviction la houle furieuse. Depuis la dunette du navire amiral, Florence capitaine des corsaires au service de ses trois rois, flanquée de ses deux lieutenants (son secrétaire et son cuistot), commande aux éléments.
Graziella, toujours dans les mêmes sombres atours, donne du contraste comme un nuage d’orage ponctuant une belle journée d’été — la menace en moins, bien qu’on s’attendît qu’elle déversât des torrents de larmes.
356.
Cette perspective mélodramatique n’effleura pas un instant les acteurs. (Ce n’est pas la première fois que depuis mon sanctuaire, enclin au sinistre, j’imagine Graziella mise au tombeau.)
Face au soleil — de même qu’il dorait les blés mieux que tous les plans quinquennaux — son obscurité la rendait particulièrement radieuse.
357.
La chambre de Florence — en retrait de son balcon : un lit étroit de bois verni, une couverture rouge, deux chaises empaillées, un plancher fabricant d’échardes, une petite table de travail où les plumes remplissent des porcelaines azur, une porte d’un autre bleu, plus dense, et au mur (chaulé), des reproductions d’Impressionnistes (dont un autoportrait de Van Gogh qu’elle avait conservé de la précédente décoration) —, fut le refuge de tout ce monde quand l’orage se déclara vraiment. Quand Graziella ne put cacher davantage son désarroi.
358.
Devant cette révélation, chacun s’attacha à trouver une réponse, à sa manière. Lucie lui proposa de l’accompagner à Tahiti ; Florence de sortir entre filles, en toilettes de marquises ; Nicolas de s’occuper du linge et de lui apporter le petit déjeuner au lit mercredis et dimanches. Denis, sur qui la tristesse n’avait jamais eu de prise jusqu’à présent, lui offrit sa palette de farces et attrapes.
Seul Ernest resta sans voix, peut-être pour ne pas évoquer le sort funeste lié aux frères de Zoto ?
359.
Le soir à table — mise par les deux frères qui s’étaient entendus sur le service de la semaine — Ernest, devant le peu d’appétit de Graziella, incrimina la cuisine exotique de sa sœur, beaucoup trop épicée et pimentée. Lucie ne releva pas. Les garçons firent diversion sur le dos de M. Maggiori, sans y croire. Florence, mal à l’aise comme jamais, s’en retourna inopinément dans ses appartements en prétextant « une sacrée nuit blanche » pour achever un article à envoyer en Italie le lendemain matin sans faute.
L’article en question serait-il en vérité à destination de l’Angleterre ?
360.
Après que les enfants s’avouèrent convaincus d’aller au lit par cette nuit de pleine lune qui incline à l’agitation — voire au chagrin —, Ernest, pour se racheter, entraîna Graziella au bord du lac, à nouveau sans prendre garde au caractère exagérément romantique de cette idée, en ces circonstances. Il ne fut pas plus loquace que tout à l’heure à table. Le silence s’avéra incorruptible.
Florence faisait le guet du haut de son balcon, veillant à ne pas se soumettre à la clarté de la lune.
361.
Tous les ambassadeurs affichant leur intention de faire que Graziella retrouvât le sourire échouèrent, malgré un déploiement de moyens sans pareil, à l’image d’une campagne électorale à l’américaine.
362.
Florence dont la fantaisie n’avait d’égale que son érudition — dixit Ferdinand qui s’en trouvait déstabilisé — avança l’idée qu’il fallait décoller des têtes afin que Graziella se sentît mieux (Judith et Salomé, chacune dans son genre, avait ses faveurs, plus que Robespierre). Lui donner un peu d’air, pour l’exprimer plus simplement. Pour garder des formes civilisées, dit-elle sans que personne sût si elle plaisantait, il fallait que le coupable se désignât.
La mesure était dépassée. C’est ainsi que je vis débarquer Florence, me demandant asile.
XXVII. Un art d’expérimentation
363.
Comme vous le savez, le vieux presbytère, sa cheminée, son baptistère, sa bibliothèque maintes fois décrites, a subi des travaux de modernisation afin qu’il devienne cette résidence d’auteurs unique en son genre (l’allobiographie et l’allofiction). L’architecture respecte les formes anciennes bien qu’elle les simplifie afin qu’elle paraisse moderne et fonctionnelle à ses résidents, privilégiant autant l’oisiveté et la contemplation, mères de l’inspiration, que les commodités de travail pour la concrétiser.
Florence en sera le pilote d’essai, sans passer par une commission d’agrément, par le fait du prince sensible à la précarité de sa situation, faisant foin des différends passés.
364.
La cheminée domine toujours l’ensemble, plus que jamais. Accompagnée de l’escalier deux fois révolutionnaire, elle a gagné en hauteur afin qu’elle dépasse le faîte de la falaise, qu’elle gratte le ciel pour favoriser l’expédition des nuages qui s’en échappe comme la fumée d’un cigare de milliardaire.
365.
Bien sûr le bâtiment paraîtra bien alambiqué à qui ne connaît pas le projet le sous-tendant. Alors précisons que jamais personne ne pourra émettre la moindre critique si elle n’appartient pas au cénacle, car un rigoureux huis-clos sera instauré. Une fois le résident plongé dans les abîmes de son œuvre, comme je le suis aujourd’hui alors que j’écris ces lignes, à l’affût de toutes les informations nécessaires à son travail, il me sera gré d’avoir été soucieux de cet aspect-là. Hantée par la seule Florence pour le moment, qui goûte là une vraie solitude — je n’existe ni pour elle ni pour moi — cette architecture ambiguë est loin d’illuster encore toutes ses qualités. Aujourd’hui il m’est impossible de les imaginer toutes. Une telle perspective me tient debout. Si, de surcroît, je parviens à achever mon travail — inaugural sinon exemplaire — qui par nature ne peut être conclu, je pourrai être satisfait, tout simplement.
366.
Quand je préparais la charte des résidents l’idée de rendre le masque obligatoire m’effleura un instant, qu’il soit grec, africain ou vénitien. Chacun aurait ainsi dû se choisir une identité, comme on se choisit un pseudonyme. Le caractère contraignant de cette directive, contraire à l’habeas corpus, me fit reculer, d’autant plus que cette charte constitutionnelle elle-même contrevenait à l’esprit des lois britannique. Gageons que les trésors d’ingéniosité déployés dans l’architecture, à l’égal des couvents carmélites, sauront pleinement préserver la nécessaire discrétion de chacun vis-à-vis de leur sujet d’étude comme de leurs co-résidents.
Et puis, il n’entre pas dans mes intentions de favoriser le marivaudage.
367.
Un cri ! Un cri épouvantable m’est parvenu à travers les sphères. Disculpons tout de suite les frères de Zoto — bien qu’ils soient pendables par nature — à moins que leur influence ne s’étende hors du territoire du sommeil. Je redoute qu’il soit le fait d’un de mes personnages. Bien sûr, désormais, un équipement d’écoute sophistiqué permet de capter le moindre signe, a fortiori un cri épouvantable. Son écho me poursuit. Il m’apparaît de plus en plus nettement.
Florence, que je croisai alors dans l’escalier (on connaît les dispositions du Vice-versa, je montais à court de souffle, elle descendait allègrement), rompit notre silence monacal :
« N’auriez-vous pas entendu crier ?
— Si, un cri épouvantable.
— J’ai cru reconnaître Graziella. »
368.
Le besoin de savoir avec certitude nous fit attendre confirmation par les voies traditionnelles, suspectant la technologie de nous abuser. Je pris sur moi de fréquenter à nouveau la postière disgracieuse et tout aussi quotidiennement les quais au cas où accosterait le Jean-VI-&-VII.
Une recherche sur l’internet (à prendre avec des pincettes), nous apprit que Graziella aurait mis au monde un troisième enfant et que l’affaire serait mal engagée.
369.
Cette hypothèse nous renvoie à un style de roman suranné. Ce n’est pas la première fois mais veillons à ne pas trop employer ces ficelles quand bien même la réalité nous l’imposerait.
Ne voulant pas jouer au prophète de mauvais augure — contrairement à ce que colporte la vox populi comme elle croit qu’il m’est interdit d’intervenir sur le cours des choses —, je proposai à Florence dès que je la croisai au retour (elle montait allègrement), qu’on leur fasse part de notre empathique inquiétude.
370.
Depuis la sécularisation du presbytère, accentuée par les derniers travaux, on aurait pu croire qu’il fût interdit à ses résidents toute forme de pitié, que la nouvelle règle « monastique » fût au contraire de résister aux affects. Dans l’avenir, quand tout sera en place, sans qu’il soit nécessaire d’en affirmer le dogme, il y a fort à parier qu’une règle d’or induite conduira chacun à rester sur son quant-à-soi, afin que son œuvre ne verse pas dans une quelconque sentimentalité. Dans le cas présent, l’inquiétude l’emporte sur le devoir de distance.
371.
Par tempérament, que je sache, Florence n’est pas encline au catastrophisme. Si elle me parla alors, tout en préparant fébrilement ses bagages, des enfants livrés à eux-mêmes, d’Ernest désemparé — sans compter le bébé éventuel ! —, c’est dire que la conjoncture était critique.
Curieusement, mes rêves étaient les plus harmonieux qui puissent. Où l’on aurait dû être dominé par la funeste silhouette du gibet des frères de Zoto, deux enfants jouaient gentiment aux jeux les plus innocents, dans un cadre plaisant, sans que je reconnusse la descendance d’Ernest et Graziella (si l’un pouvait être Nicolas, l’autre était une fille en robe rouge).
372.
Mais la nuit suivante, seul dans le presbytère soumis aux hurlevents, ce furent les cosaques qui s’en mêlèrent, dans un luxe de couleurs, à faire regretter les manières douillettes des inquisiteurs. Je me rassurai devant la grisaille du paysage réel au petit matin.
373.
Florence ne tarda pas à m'instruire des événements bien que sa description me parût suspecte : « La mère et l’enfant se portent bien. » C’est avec ferveur qu’elle a été accueillie en devenant aussitôt marraine de la petite fille. Elle se plaît dans son rôle de dame de compagnie en robe noire et de femme de chambre en tablier blanc, où elle s’occupe tant de la gestion des couches que de l’agencement des bouquets de fleurs.
374.
Pour ajouter d’autres facettes édifiantes à ce bonheur d’anthologie, non pour faire plus réaliste mais pour que j’ose y adhérer, écrit-elle, Florence inventa que Nicolas joue des berceuses au violon pour sa petite sœur tandis que Denis lui confectionne des chapelets de raisin sec.
375.
Tous les efforts de camouflage déployés par Florence n’ont guère d’effet sur mes propres images. Non pas que je ne croie pas ses inventions, j’ai largement donné dans le genre, mais je sais que le petit musicien joue avec une mélancolie que souligne la gravité de son visage — un visage de cendres. Quant aux chapelets, c’est une manière pour Denis de se recueillir, de psalmodier le nom de sa maman.
376.
À mesure que Florence m’abreuve de scènes lénifiantes, s’imprime en moi, a contrario, le même visage de Nicolas de plus en plus déstructuré à l’instar de son jeu de violon qui perd tout esprit mélodique pour s’abîmer dans de tortueuses voies dissonantes — même si Nicolas, a confondu Florence, joue de la harpe —, tel le grincement des cordes du gibet des frères de Zoto.
377.
Pire que tout, elle eut la présomption de me convaincre qu’un oiseau s’était installé chez ses hôtes, aussitôt adopté par les enfants sans qu’il fût besoin de l’apprivoiser, un avatar d’ange « en quelque sorte », symbole du bonheur selon de pseudo-recherches ornithologiques. Cacher la vérité derrière un rideau de fumée enchanteresse, elle se dévoile avec une noirceur sans pareille.
Somme toute, rien ne m’empêcherait d’aller vérifier par moi-même ces sornettes si, en les contrariant, je ne m’y vautrais avec une morbide délectation.
378.
Peu m’importera bientôt que mon ouvrage, sur lequel je m’échine avec plus ou moins de bonheur, passera à la postérité pour un roman à clé et non comme un prototype d’allobiographie, puisque je ne serai plus là pour m’en gargariser ou pour m’en désoler, qu’il soit un petit nain de la littérature ou un grand géant, l’essentiel, dussé-je me répéter, sera que les futurs résidents y voient au minimum un acte de naissance.
J’ai dans l’idée de l’éparpiller un peu partout dans la bibliothèque, sous divers noms et divers titres.
379.
J’en suis réduit à comparer ma situation à celle d’un bateau à voile encalminé — plus qu’à celle de leur capitaine qui a toujours le loisir de rugir contre les éléments, d’arpenter le pont en injuriant les dieux et de grimper au mât espérer un sursaut du vent à quelques encablures. Le silence infini des espaces technologiques est combien plus inquiétant qu’une lettre qui n’arrive pas. Ma capacité de pallier l’absence d’informations s’étiole lamentablement ; je ne puis donc plus jouer à les retoucher, voire les enluminer.
Malgré ces précautions de langage, certains commentateurs ne manqueront pas de déplorer que j’en sois réduit aux métaphores maritimes.
Mais pis que tout : j’en suis réduit à parler de moi.
380.
Plus les nouvelles étaient rares, plus celles qui filtraient de loin en loin étaient contaminées par un trop-plein interprétatif dû à mon propre état.
Comme l’oiseau qui ne pouvait être que de mauvais augure, le baiser qu’elle me décrivit avec un luxe de détails me pétrifia. Alors qu’elle souhaitait me rassurer une fois de plus — ou bien me berner, selon l’angle de vue — l’image qui me saisit alors fut celle de Graziella, fixée dans la mort, recevant de ses proches déchirés de chagrin une ultime tendresse.
Je me sentis moi-même gagné par l’effroi qui précède la fin.
381.
La touche finale des travaux qui consistait à donner une identité colorée à chaque cellule — rouge, noir, bleu, jaune ou gris (le vert étant réservé à la nature) — avait été repoussé au-delà de l’hiver. L’idée était d’identifier ainsi les résidents, particulièrement ceux qui souhaitaient garder l’anonymat.
Les peintres, par leurs attitudes folkloriques, me font depuis quelques jours sortir du marasme. La surveillance des travaux m’occupe l’esprit ; pour les prolonger, je leur fais recommencer le travail plusieurs fois, non pas qu’il soit bâclé, mais je joue les indécis en changeant sans cesse d’avis — pourtant à chaque fois plus péremptoire. Aussitôt une pièce achevée, je la voudrais avec la couleur de sa voisine, et inversement, jusqu’à épuiser toutes les combinaisons. Les gars me prennent pour un fou, mais peu importe : je n’ai que faire de ma réputation.
382.
382.
D. est né en 1934. C’est tout ce que je consentirai à dire d’autobiographique, parce que mon éditeur, Nicholson, menace d’écrire lui-même une notice biographique si je ne la lui fournis pas moi-même. Car c’est en 1934 que j’ai commencé à tenir un journal (pas très original pour un enfant de douze ans), un journal où je ne parlais surtout pas de moi. Alors j’ajouterai : Allographe (si Nicholson ajoute pionnier du genre, je ne lui en tiendrai pas rigueur). Et comme épitaphe, qu’on grave seulement : « Il s’intéressait à l’autre, à rien d’autre. »
383.
Voilà que ma gracieuse postière me jette à la figure une lettre de Florence. La lecture ne m’en offre pas le mobile réel. Elle s’enquiert aimablement, « au nom de tous », de ma santé — je crains qu’elle fasse allusion à mon équilibre mental — comme si elle avait quitté il y a peu un vieillard cacochyme. En tout cas, à moins qu’elle l’ait écrit subliminalement, elle n’évoque pas ce que j’en attends : Graziella ? Le silence de « tous », c’est-à-dire cet univers qui me préoccupe en tout et pour tout, se vide de sa substance, et par là-même assèche mon travail.
Si près du but.
384.
L’image est nette : cette figure couchée ne peut être que celle de Graziella comme je la vis naguère en rêve, exsangue et sereine, veillée par les siens. Le gibet des frères de Zoto s’efface devant le sujet principal de la composition.
Comment ai-je pu désespérer ainsi de ma méthode ces jours derniers ? L’allographe qui fait corps avec moi ne peut se soumettre à ces affects égocentriques.
385.
Je ne pardonnerai jamais à Rousseau d’avoir écrit ses confessions — que ma bibliothèque ignore superbement depuis que ma cheminée en a profité. Je me ferais horreur si je succombais à cette tentation, aucun argument ne pourrait m’en dédouaner. Autant se pendre tout de suite ; au moins ma compagnie réjouira un peu les frères de Zoto.
386.
Point de Fauré, de Mozart ou de Campra. Encore moins de Chopin ; le temps n’est pas à la marche. Dans un paysage de neige, la musique des anges, un violon et un violoncelle qu’une harpe surligne de quelques étincelles, improvise un requiem qui n’aura jamais d’autres fins.
387.
Là-bas, l’arrivée du printemps qui m’avait permis ici d’engager la partie chromatique du chantier, en respectant l’exclusivité de la verdure radicale des collines d’alentour, était empêchée par une glaciation persistante depuis que Graziella avait quitté ce monde, comme si la nature s’était mise au diapason des âmes. Aucune fantaisie n’avait d’influence sur la famille bien que Florence s’y essayât avec son talent reconnu en organisant de folles sorties en traîneau, en imitation des joies hivernales de sa chère Pologne. Ces plats réchauffés n’avaient guère de succès.
Seule la musique, peut-être…
388.
Le chant d’amour qu’écrivit alors Nicolas, à la suite d’Orphée (une variante de Es ist Vollbracht de la Passion selon saint Jean), s’il n’atteignait pas son but à en croire les esprits raisonnables, était le meilleur réconfort pour tous — bien qu’il produisît des torrents de larmes qui dévalaient les pentes et submergeait déjà le pont aux cinq arches.
« Tout le cœur ruisselle, se déverse et contracte ses fibres profondes pour devenir un fleuve de larmes » me dit Jean Paul dont je reprends la lecture en ouvrant une page au hasard.
389.
Imaginer que la figure de Graziella puisse resurgir par la grâce d’un chant, fût-il émis avec toute la ferveur du monde des vivants, c’était tenter l’impossible, bien sûr ; je le répète afin qu’on ne croie pas que j’écrive là des sottises de bonne femme pour mener le lecteur en bateau, fût-ce naviguant sur le fleuve des morts.
390.
Tous les signes d’affliction afférant à ce tête-à-tête avec la mort — même sublimé par l’entretien des muses — finirent par s’effacer devant la vitalité des enfants. Au chagrin débilitant ils substituèrent un art de vivre où le souvenir était l’objet, pour Denis, d’un épicurisme décidément précoce et, pour Nicolas, d’une œuvre littéraire en formation dont il gardait la teneur jalousement secrète tout en laissant filtrer des bribes — qu’elles fussent authentiques n’ayant guère d’importance, pourvu que cela soulageât l’impatience de tous.
Quant à Ernest, rien dans son attitude ne semblait modifié, sinon qu’il consacrait son temps libre à classer des images « à s’en prendre la tête ».
XXVIII. Une histoire sans fin
391.
La plage n’a pas grand-chose à voir avec ce que les uns et les autres m’avaient raconté. Ma tendance à préférer la version la plus sensationnelle parmi des récits plus ou moins crédibles et jamais cohérents me fait tomber de haut aujourd’hui que je découvre le pot aux roses.
Une crique mesquine, un appontement de fortune, à l’ombre d’une falaise antipathique où nichent des cormorans encartés au parti des braillards, quand j’attendais un équipement pour accueillir des yachts d’armateurs grecs, d’oligarques russes, d’héritiers français ou de gosses de riches de partout ailleurs. L’apparition d’un visage me rassura — et surtout mon humeur y gagna. Il tombait à pic alors que le poot-poot-poot du Jean-VI-&-VII m’abandonnait pour de bon.
392.
Un moment j’ai douté que j’avais devant moi réellement une personne — l’endroit invitait à croire aux fantômes — comme si elle était dessinée d’une encre invisible. Sa nature composite, tel un collage fait de bric et de broc, me laisse craindre qu’elle se décompose soudain avant que nous ayons atteint le sommet.
393.
Je compte trente et une marches après le franchissement du sommet (contre mille neuf cent cinquante de l’autre côté, se découvrant une à une, périlleuses plus par ignorance ou timidité que par malignité) pour se retrouver sur une plate-forme souillée par les déjections des cormorans. Le point de vue n’offre rien qu’une épaisse nappe de brouillard. Déjà cette falaise fondamentalement asociale m’avait conduit à me souvenir de Melville ; alors, cette nappe n’est-elle pas la résultante de l’activité d’une formidable cheminée ?
394.
Pénétrant cette forme blanche en tâtonnant à la suite de mon guide, je me retrouve isolé, désorienté. Non seulement cet homme est dessiné à l’encre invisible, mais encore il s’effacerait au moindre effleurement d’un kleenex !
395.
Inutile désormais d’espérer une intercession supérieure afin que je me soulage sur-le-champ de cette angoisse ; ce temps-là est définitivement perdu. Le point de non-retour étant atteint depuis longtemps — avant même que j’aie dû brûler mes vaisseaux, en vérité dès j’ai eu mis le pied sur le Jean-VI-&-VII — cette chimère s’avère superflue, contre-productive.
De larges traces noires, de la suie probablement, se distinguent dans la brume. J’entends le pas de mon guide de loin en loin, et sa voix catarrheuse qui projette des messages sybillins : « prenez plutôt par Méséglise que par Guermantes ». Me voilà bien avancé !
396.
Les fluctuations de mon âme m’empêchent de faire solidement le point : il y aurait donc deux chemins mais je n’en reconnais aucun. Pourquoi diable mon guide ne m’attend-il pas ? Quel dessein poursuit-il ?
397.
Je distingue enfin quelque chose : une silhouette blanche, ici et là tachée de rouge. Ma méchante humeur l’interpréterait plutôt comme une guillotine, une espèce de gibet en tout cas, alors qu’il ne s’agit que d’un baptistère gagné par le salpêtre, encadré de deux stalagmites, vestiges d’une colonnade néo-classique. La bâtisse se recompose maintenant dans son entier. J’ai bien affaire à un presbytère laissé pour compte. En passant la porte, je suis interpellé par une inscription lacunaire : w--co-e n-co-as.
Il sera inutile d’infiltrer les services secrets de Sa Majesté pour décrypter ce message.
398.
Maintenant que je me trouve à pied d’œuvre, je me laisse aller à l’illusion d’un cavalier entrant fièrement sur son aimable Superflu dans ce château mythique noyé dans les nuages — une fin en soi tant il en fut nourri d’aussi loin qu’il se souvienne.
399.
Une succession de natures mortes plus éteintes les unes que les autres parodie une haie d’honneur jusqu’à la chapelle, espère-t-il, lui laissant au passage de petits inconvénients dans les cheveux. L’entrée de la bibliothèque se fait prier. Il bute à chaque fois contre une cheminée monumentale, incontournable à telle enseigne qu’il crut que le passage se frayait par le foyer ; bien qu’il soit désaffecté depuis des lustres, il n’ose s’y aventurer de crainte de ne pouvoir jamais s’en retourner, se souvenant de la malédiction des pyramides.
400.
Nous sommes loin de l’immeuble résolument contemporain dont il avait entendu parler, équipé des systèmes de télécommunication les plus sophistiqués, métamorphosant du tout au tout une vieille affaire médiévale déjà révisée par le romantisme. Son père a toujours été le plus discret à ce sujet. S’il avait écouté ses silences plutôt que les légendes « de sources sûres » colportées par Florence il ne serait pas ici à se demander comment il devait interpréter la situation : une bonne fortune ou une amère déconvenue ?
401.
Ne se résolvant pas à descendre de son cheval dont l’allure sereine le rassure, le cavalier doit baisser un peu la tête pour se faufiler dans une galerie (voyons-y aussi une galerie comme celles d’une mine) qui affiche plusieurs centaines d’images dûment numérotées. Dans la quatre cent-unième, la première qui soit à peu près lisible, il croit reconnaître la porte même qu’il vient de franchir, à la différence qu’elle y est restaurée dans un style moderne.
402.
Allant et venant le long de cette longue série d’images de formats inégaux accrochés à la diable dont la plupart laissent apparaître des traces de couleurs et certaines deviner des personnages écaillés ou des paysages javellisés, le cavalier crut entendre son aimable Superflu déclarer « pourquoi faut-il que tu sois anticonformiste comme tout le monde », le museau collé sur une de ces vignettes, à croire qu’il lisait. Bien sûr, cette blague le renvoyait à lui-même tant il fut baigné dans cette eau-là : Florence et ses trois rois de Pologne, sa tante Lucie (Mme Jack London à la ville) et son ivresse de l’Altiplano, un certain élu du peuple, Richard Meyer et son utopie de l’utopie, son père même s’isolant dans ses retraites spirituelles et surtout du fameux parrain de celui-ci pour qui c’était un art de vivre — il vient de rejoindre le vaste cercle des morts, passablement conformiste celui-là malgré les fantasques frères de Zoto — dont notre héros est l’héritier proclamé.
404.
Attiré par une lueur quadrilatérale je sors par une porte qui donne sur un large palier, pour un peu une terrasse, aire de repos entre deux volées d’escalier, celui-là même dont j’avais compté les mille neuf cent cinquante (premières) marches pour conjurer les périls de chacune dont je comprends, maintenant que l’embroussaillement général ne m’interdit plus d’observer le quartier, qu’il aurait dû me permettre d’accéder plus aisément à la bibliothèque. Sur le fronton — curieusement de style italien — une inscription latine me laisse perplexe : Mater admirabilis, Ora pro nobis.
405.
Ma perplexité fait place à la stupeur, voire à l’hébétude, quand je vois effectivement ma mère, mon admirable mère, se recomposer devant moi, petit carré par petit carré, non pas de chair mais cependant d’une troublante réalité.
406.
De même le baptistère se remplit d’eau, et deux carpes vaquent à nouveau à leur sempiternel va-et-vient, leur unique commerce, qui me rappelle les histoires de pêche miraculeuse dans le delta du Nil, avec son cousin Andrea, que Florence nous racontait le soir quand nous avions épuisé notre admirable mère. L’Atlantide que j’avais inventé alors n’est-il pas là sous mes yeux ?
407.
À bien observer le détail du miroitement de l’eau, je remarque ce qui en toute logique devrait être mon reflet, à ceci près que cette figure, qui plus est bien plus âgée que moi, est barbue et chevelue comme un Robinson. De surcroît son regard formidable ne laisse pas non plus de m’épouvanter…
408.
Mon penchant pour les super-héros, qui ne faiblit pas malgré l’âge — je fus à bonne école avec mon père bien qu’il eût quelque honte à me l’avouer — me donnerait peut-être quelques clefs sur la marche à suivre. Superflu a disparu sans prévenir. Sera-t-il allé servir un autre jeune garçon nécessiteux maintenant que je suis assez grand pour me débrouiller ? Devrais-je offrir mon royaume pour un cheval ?
Cette situation me rappelle une récente lecture : « Le dieu de mes charmants deux petits pieds m’aura entendu, et répondu ; il vous envoie au-devant de mes douces prières. »
409.
Tel celui d’un athlète rompu aux situations extrêmes, là où mon intellect devait solliciter toutes ses ressources pour résoudre cette affaire, mon corps pallia cette carence en m’entraînant par-dessus les ultimes chausse-trapes — vaguement contrarié par quelques compagnies de chauves-souris jalouses de leurs prérogatives.
Où je découvre que les livres ne sont pas seulement des affaires intellectuelles, particulièrement ceux qui vous concernent au premier chef.
410.
Cette descente aux enfers — dans sa forme —, au fur et à mesure que je me rapproche de mon but, se révèle être — dans son fond — une aventure exaltante. Bientôt je rapporterai sur mon char ce qui nous fut ravi. Bientôt ce livre emportera nos secrets dans sa tombe, dès que je l’aurais déniché dans ce capharnaüm.
Aussitôt tournée la dernière page.
411.
La bibliothèque, à ma grande surprise, était en ordre de marche, non pas démantibulée comme une armée après la bérezina mais soigneusement rangée pour les grandes manœuvres. Bien que l’alphabet n’ait pas toujours le dernier mot — une autre hiérarchie prédomine —, son sérieux me laisse penser que je trouverai facilement cet objet graalesque qui m’a conduit aux frontières du monde. Très peu de titres en vérité sur ces kilomètres d’étagères, chacun figurant à plusieurs exemplaires : un cénacle composé de Borges, Cervantès, Jean Paul, Marivaux, Melville, Potocki, Perec, Proust, Sterne… Un livre d’un auteur inconnu, signant d’une initiale unique suivie d’un point, partage impudemment ces rayons olympiens. On le retrouve un peu partout, à telle enseigne que son rôle tiendrait modestement à soutenir ces géants — ou à les séparer — ou à s’en inspirer (sans plus rien de modeste).
Le Choix de Gombrich, volume premier. Je me garde bien de l’ouvrir maintenant. Si je succombe à cette tentation, il est à parier que les caractères se révolteraient pour se dissoudre définitivement.
412.
Quelle drôle de tête je dois faire ! Mes parents me reconnaîtraient-ils dans ce soldat d’une cause perdue qui recouvrirait son honneur et ses moyens d’agir ? Mais je n’en ai pas fini pour autant avec ce casse-tête chinois. Il me faut penser au volume second.
413/413.
Me voilà dans la situation d’accepter les dispositions d’un testament alors que le désir est grande d’en rédiger un nouveau en suivant consciencieusement le fil rouge des quatre cent-treize vignettes plus ou moins fanées que j’ai découvertes tout à l’heure, comme si elles étaient les étapes essentielles de ma vie jusqu’à ce jour. Libre à moi de les interpréter, d’en compléter les manques avec le secours de ma mémoire, d’oblitérer ce qui me chante, de l’alimenter selon ma propre fantaisie…
Par exemple : si je me nomme Nicolas, j’aurais pu tout autant me nommer Chiara (ou Claire, ou Clara) si les vignettes 1 et 257 avait été interverties.